31/01/2010

Face au réel

























Un pays tente de se relever de ses ruines : le Liban. Une rencontre entre deux personnes. Un cheminement dans les stigmates d’une guerre.


L’argument de « Je veux voir » est simple : provoquer la rencontre entre deux personnes, Catherine Deneuve, d’une part, icône du cinéma français et mondial et Rabih Mroué d’autre part, comédien libanais très populaire. Ils ne se sont jamais rencontrés auparavant. Rabih Mroué emmène Catherine Deneuve dans un périple à Beyrouth puis vers le sud-liban ravagé par la guerre en 2006.

Les questions qui irriguent « je veux voir », les questions que se posent les réalisateurs Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sont simples : que peut encore le cinéma ? Quelle est encore sa puissance d’évocation ? Comment rendre compte des ravages d’un conflit en tentant de dépasser les images conventionnelles ?

Ce film vient jeter sa trajectoire sur les franges qui séparent le documentaire de la fiction. Documentaire dans le sens où il tente rendre compte des destructions d’une guerre et d’en témoigner en s'en tenant au réel. Fictionnel, car il met en place malgré cela une trame dramaturgique et s’engage dans le genre du road-movie : deux personnes se rencontrent et vont parcourir un bout de chemin ensemble de façon propre et figurée, où vont-ils aller ? Que va t-il advenir d’eux et de leur rencontre ? Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ne sont évidemment pas dupes de ces frontières précaires entre documentaire et fiction, des frictions qui animent le fait de jouer, de se jouer des interstices…

Aucun scénario n’est préétabli pour les deux comédiens sauf la feuille de route : Beyrouth et le village de la grand-mère de Rabih Mroué dans le sud. La relation entre les protagonistes, car il s’agit bien aussi ici des protagonistes d’une histoire, reste libre de toute contrainte. Pour ce film, les réalisateurs posent juste les cadres d’un possible dans lequel évolueront les personnages. Plutôt que de mise en scène réelle, il se pourrait que l’on puisse parler aussi de « dispositif ».






Depuis quelques années, mais ce n’est pas neuf en soi, les porosités entre cinéma et art contemporain sont de plus en plus grandes et vient rogner sur une classification des arts qui devient de plus en plus obsolète. Il suffit de penser au travail de Chantal Akerman ou encore à celui de Steve Mac Queen pour ne citer qu’eux.
Cette confrontation permet aux artistes de revisiter les instances de la narration, de se dédouaner aussi de la technique, de relire, de (re)citer, de dégager des ouvertures. Le cinéma alors devient, avec bonheur, juste un outil, un moyen, comme pourrait l’être un pinceau, grâce à son langage spécifique au service de l'expression de l'artiste.
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige font donc partie de cette lignée d’artistes qui se nourrissent de cette confrontation entre travail de plasticiens et cinéma. Cette proposition, « Je veux voir », en est une matérialisation.

Pourquoi Catherine Deneuve ? Que vient-elle faire là ? Pourquoi se perdre dans ces ruines, à Beyrouth, dans le sud –Liban ?
Ecartons de prime abord, le côté « coup » de l’affaire. Il eut été plus simple de faire ce même film avec quelqu’un d’autre que Deneuve, sa stature pose plus d’emmerdement pour parler de façon crue à la production, il aurait été plus aisé de le faire avec juste avec Rabih Mroué seul, par exemple. Le choix de Catherine Deneuve est induit par l'une des thématiques soulevée: fiction et réel. Une comédienne de la stature de Deneuve s'impose pour mettre en place un subtil jeu entre réel et fiction.





L’autre objection qui vient à l’esprit est la question du voyeurisme : a-t-elle vraiment besoin de ce voyage ? Le titre évoque d’ailleurs ce hiatus « Je veux voir ». Pourquoi vouloir voir ? Pourquoi vouloir voir absolument ?
Mais justement qu’est-ce que vraiment voir ? Les deux réalisateurs de ce film posent le problème du regard, du voir. Dans une première instance comment montrer ce qu’il y a à voir ? Dans une seconde instance où est le réel, est-ce que le regard porté correspond au voir ?
Nous sommes abreuvés d’images de guerres, de champs de ruines et de désolation. Toutes ces images passent par les fourches caudines des informations télévisées.
Il s’opère souvent inconsciemment un processus de déréalisation face à ces images qui nous sont proposées. Sont-elles vraiment réelles ? Que disent-elles ? Me mentent-elles ? Interrogations qui semblent a priori défoncer des portes ouvertes mais qui restent au primat de tout rapport à l’image. La déréalisation provient souvent de cet effet de distanciation, d’éloignement, voir des immeubles criblés d’impacts de balles n’est pas une expérience commune à tous. Rien de plus ressemblant aussi qu’un immeuble criblé de balles au Liban qu’à Kaboul par exemple… Et aussi le flot de ces images nous submerge.
Dire « Je veux voir » opère dans le sens d’une tentative de se réapproprier l’image, de la tester in situ, de dépasser la simple représentation, de l'extraire de la fiction que deviennent les actualités télévisées. Dire « je veux voir » postule d’une volonté forte. La question du voyeurisme se désamorce là. Le choix de Catherine Deneuve répond paradoxalement à cette tentative de dépassement de la réification de l'image, à cette tentative de lui redonner vie...



Le « je veux voir » correspond à une volonté forte, à une attitude de dépassement d’un illusionisme télévisuel. Et justement car c’est Catherine Deneuve, car elle représente inconsciemment pour nous une icône, parce qu'elle est une fiction incarnée si l’on peut dire, que le dispositif fonctionne.
La fiction « Deneuve » tombe à mesure que la réalité « Deneuve » voit.
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige axent aussi leur film sur une dialectique forte du regard, de la confrontation, ils n’apportent pas de réponses, il montrent à voir par cette proposition forte. D’ailleurs, tout au long du film, jamais Deneuve ne montre ni ne désigne, ne prend en charge un quelconque commentaire sur ce qu’elle voit, les explications lui apparaissent superflues. Elle regarde juste, elle veut juste regarder.
Son statut d’icône peu à peu disparaît, dans la timidité des premiers échanges, dans la gène et la déstabilisation non feintes de Catherine Deneuve. Il disparait face au désarroi de Rabih Mroué qui ne retrouve plus la maison de sa grand-mère dans ce village dévasté, face aux interdictions de filmer à Beyrouth où la tension est palpable, face à la frontière israélienne où filmer le moindre arpent de terrain devient un double enjeu. Ces enjeux sont d'une part celui de pouvoir planter sa caméra, objet se transformant en cette circonstance en instrument de guerre aux yeux des israéliens, un objet qui pointe, montre, désigne, vise et l’autre enjeu, d'autre part celui de reconquérir ne serait-ce que le droit de filmer sur son propre sol, de faire peu à peu avancer le droit de montrer, ne serait-ce qu’une route anodine mais qui se comble de tout les symboles…






Le réel s’engouffre-t-il peu à peu dans une méta-fiction ? La longue séquence filmée le long de la mer où les restes de bâtiments sont recyclés, triés, broyés, jetés dans la mer qui devient couleur rouille prend des dimensions fantastiques, irréelles… Cette séquence d’un coup, échappe au réel, elle y crée une béance, les personnages sont d’un coup abandonnés… Et pourtant le réel est bien présent, elles sont bien là ces ruines, ces cicatrices, ces stigmates… Cette séquence agit comme une double métaphore ; métaphore de l’espoir, de la future reconstruction mais métaphore plus amère, que restera-t-il des traces de cette guerre englouties par les pelleteuses ? Un regard qui s’est posé ? Peut-être, celui de Deneuve, le notre à travers le sien…






Dans ce jeu dialectique qui s’instaure entre documentaire et fiction, Joana Hadjithomas et Khalil Jreige finissent par réintroduire très intelligemment dans la séquence finale une dose de fiction et jouentavec ce puissant pouvoir d’évocation du cinéma. A ce moment là, les deux réalisateurs pointent du doigt cette nuance entre cinéma et dispositif visuel ? La fiction semble en quelque sorte reprendre la main. Lors d’une réception, quelques échanges entre Deneuve et Mroué suffisent à laisser l’imaginaire vagabonder vers une suite possible… Icône livrée ici dans toute son aura... Des regards complices renvoient à tout le potentiel de la fiction... Catherine Deneuve et Rabih Mroué retrouvent leurs rôles pour mieux nous faire comprendre les enjeux de ce qui s’est passé avant. des sourires, des regards... Que va t-il se passer maintenant? Réelité ou fiction? Des sourires comme une lueur d'espoir...





"Je veux voir" sortira en DVD le 15 mars avec en complément
une conférence de presse donnée par Catherine Deneuve à Beyrouth,
un entretien avec Joana Hadjithomas et de Khalil Joreige
L'émission de Laure Adler "L'avventura" sur France Culture (piste audio)


Format scope - couleur - pal - stéréo

Audio: version française et sous-titres anglais, stéréo

Durée film: 75 mn

Bonus: 20 mn - 14 mn - 2 mn - 58 mn

Durée totale: 169 mn


Site: http://www.hadjithomasjoreige.com/