27/04/2010

Entre nous



















Les histoires de fous finissent mal, mon général : celle-là n’est pas pour faire exception à moins que… Qui c’est ? Faussement étranger au sort des monades qui errent dans un ancien monastère reconverti en asile psychiatrique, à deux pas de la grande Moscou, le docteur Raguine finit par se prendre au Je d’un fou.



Et de se perdre à son tour dans l’infernale machine qui lie pour toujours l’idée même de société à celle de la norme mais encore à l’envers de l’esprit, au décor des folies merveilleuses.

Six personnages. Enquête d’auteur où c’est ?... Les premières images sont celles d’un interrogatoire qui s’attarde longuement sur les visages des « malades », qui ne sont pas d’abord présentés comme tels. Des sourires et des hommes. Des murs. Un instant pour dire l’engrenage trouble qui conduit de la liberté à l’enfermement. Du désir au délire. Et la fuite. L’image est pâle, presque livide et strictement cadrée, qui définit son sujet au sein d’une perspective où se conjuguent cloisons et embrasures où… Sommes-nous au théâtre ? D’emblée, la réalisation pose les jalons d’une invite au voyage dans l’univers tchekhovien, où la scène tient une place fondamentale. Autre lieu et autre temps, l’asile monacal est blanc. Transparent au discours des malades cousus et décousus. Et déjà, l’esthétique de la contagion s’impose dans la composition, qui fait du questionnement le pré-texte au dévoilement du chaos.

Envisagé sous l’angle double du temps et de l’histoire, donc de la métamorphose, l’austère et crasseux hôpital vaut comme le symptôme par excellence du décalage du sujet avec le monde. Des protagonistes en blouses blanches, chargés de mater les malades en haillons gris, voilà l’ennemi. Sommes-nous vraiment au théâtre ? Pour qui sont ces gants blancs qui glissent sur vous blêmes ? Double clin d’œil à la scène et à la nouvelle, l’exposition s’impose et s’attarde. Mais on ne joue pas, ici. On dit. Acteurs professionnels et « vrais » malades se sont donnés le mot, et rien ne permet jamais de distinguer les uns des autres. Miracle de la folie, ces personnages citent tour à tour ceux de la Demande en mariage et autres faits littéraires de l’auteur de Trois farces et plus. Comme dans la nouvelle, les (re)présentations des patients et des médecins ouvrent sur un monde à double entrée, une entrée plus et moins superficielle et politique. Et c’est l’impossible dialogue entre deux instances, qui habitent ce lieu sans faim et sans femmes, qui fait ici l’objet d’un détournement tragique.

Médecin négligent, et indifférent au sort de ses patients, le docteur Raguine les regarde se perdre entre les murs de l’odieuse Salle no 6, dont le mystère transpire par-delà les cris qui s’en échappent. Et puis André Efimytch Raguine se lie d’amitié sinon d’intérêt pour celui qu’on appelle « le prophète », un Gromov atteint du délire de persécution et qui l’invite à remettre en perspective ses propres analyses sur la folie et son traitement in situ. Comme Tchekhov, Raguine n’est pas un médecin comme les autres. D’ailleurs il n’apparaît pas comme tel mais aussi étrange qu’étranger. Son personnage s’impose d’abord par l’absence physique de l’acteur, par le biais d’images portées à l’écran dans le cadre d’un décalage systémique, et qui participe d’une vision ontologiquement problématique du temps et de l’histoire. En fait, Raguine est « celui » qu’on a connu, que des collègues de travail ont croisé, ou dont ils ont entendu parler. L’homme qui « rêvait de porter une caméra » est d’abord une série d’images, d’instants volés à l’intimité d’un homme qui rit, pleure et qui peu à peu s’engouffre dans un monde fascinant.

Où l’image renoue et se joue de la puissance du verbe tchekhovien. D’abord par les séquences de cinéma muet, où la parole s’efface et suscite ainsi la réflexion du spectateur. Par le recours aux enregistrements de la voix du docteur ensuite. Les liens qui se tissent entre image et parole soulignent encore la formidable dialectique de l’autre et du même, en un mot la quête identitaire qui vaut comme l’ultime horizon de la Salle no 6. Quête de soi-même dans l’abîme de la folie d’un autre, où Je ne devient pas tout à fait autre, ment, joue avec lui-même au point de remettre en perspective le normal impensable. Nombreux sont les flashbacks où Raguine, lieu, fauteur et arme du trouble, devient l’objet d’une étude clinique sur les termes de la maladie. Raguine, personnage nietzschéen s’il en fût, rebelle aux lois du corps médical et curieux de celles des corps humains finit lui aussi par perdre l’usage d’une langue normée normale… avant de perdre purement et simplement l’usage de la voix, symptôme de l’aliénation radicale. Et s’il perd au jeu du prophète, c’est parce que Raguine fait le pari orphique de l’intelligence. Il se retourne, mais ne se détourne plus de la maladie qui finit par le condamner à son tour. Héros tragique par excellence, le médecin paie le double tribut de la négligence et d’une manière de destin proprement dramatique. Persécuteur persécuté, le médecin malade n’a pas d’autre choix que d’accepter sa propre condamnation. Cerbère, il devient Sisyphe sous l’œil des témoins impuissants du spectacle et qui sont autant de signes de folie obligée, au sens musical du terme.

Je ne l’est jamais sans être d’autres. Sans faire surgir par sa simple présence – à l’exception des séquences où Raguine apparaît seul et sans paroles – celle d’un autre sous une forme spectrale, devant, derrière, plus loin... Le témoignage liminaire des patients et des médecins est systématiquement dirigé à la fois vers les spectateurs, et vers des témoins silencieux, mais terriblement présents à l’arrière-plan. Des plans rapprochés et qui veulent prendre la mesure physique de la folie et de ses ravages, en passant par les nombreux travellings qui font de l’asile un microcosme mortifère, on ne meurt jamais seul. L’idée même de Relation de soi-même avec l’autre, de l’autre avec un autre et de soi-même avec quelque chose qui pourrait s’apparenter à soi, même est constamment sous-tendue par une solitude paradoxale et problématique, puisqu’elle se dérobe à elle-même. La mystérieuse salle no 6, fenêtre sur l’aliénation du sujet, et donc sur sa formidable solitude, est en fait un lieu de dialogue et d’échanges, une manière de propédeutique à l’introspection géniale et mortelle. Lorsqu’il revêt lui-même la camisole de force, Raguine signifie précisément l’inévitable contagion de la maladie pour qui veut la regarder en face, mais aussi la radicalité du texte et donc, de la Relation au sens premier du terme, de l’échange verbal qui, parce qu’il unit deux êtres l’un à l’autre, ne peut pas ne pas bouleverser l’équilibre du rapport de l’autre et de lui-même. A fortiori dans un univers où le rapport à l’autre est systématiquement régulé, mis à l’épreuve et passé au crible du soupçon.

La Salle no 6 vaut ainsi comme la métonymie du non-lieu, du lieu même de l’exclusion et de la paranoïa du Système. C’est, à la fois dans la nouvelle et dans les adaptations qui en ont été faites, la forteresse d’une solitude imprenable et de l’impossible différence. C’est, en un mot, le paradigme de la dissidence politique, de l’impensable à la fois social et politique. Et la catabase du docteur vaut comme un voyage à rebours des folies ordinaires. C’est l’occasion d’une réflexion courageuse sur les rapports entre création et folie, dont on sait à quel point ils ont obsédé les contemporains de l’auteur de la Salle no 6. C’est un « prophète », et non un huissier qui guide Raguine sur les sentiers de l’aliénation. Un homme qui cite les grands poètes, un « philosophe ». Un mage rimbaldien et un voyant hugolien, qui annonce la grande folie rationnelle du XXe siècle et sa pulsion destructrice.

Procès – au sens brownien – en réhabilitation de « la » folie, le film donne à la nouvelle une épaisseur inédite en creusant plus avant l’exploration de la maladie par le biais de l’image et des voix. Par le recours aussi à la caméra libre qui se joue délibérément des tremblements d’une image qui vaut comme le reflet du vacillement du sujet et, partant, des personnages. L’adaptation permet, en particulier par le biais des voix et des flashbacks, d’exprimer un rapport extraordinairement problématique au temps et à la métamorphose. Cette adaptation réussit à dire l’impossible coïncidence du sujet avec lui-même dans le monde. Il n’est autre lieu, pour se connaître soi-même que l’autre. Et il n’est sans doute d’autre liberté possible à cette condition, que celle de l’exclusion du monde. La différence vaut à l’intérieur du Système – métaphorisé par l’institution psychiatrique – comme l’insigne de l’aberration et suscite, en tant que telle, sa propre destruction. Le « prophète », intellectuel brillant, poète « avant-gardiste » et qui se situe dans le hors-champ de la dictature de la Raison est à l’image du médecin dissident. Il est l’intrus, l’ennemi public par excellence. Et en dehors du cadre de l’échange verbal avec son semblable, sa parole n’a pas de sens. Il en va de même de ses actes, comme en témoigne la séquence moscovite où le Joueur Raguine dilapide sa fortune et sa santé en dépenses inutiles, à la manière d’un héros dostoïevskien.

Et dans ce monde où l’humanité ne vaut que par sa conformité à l’idée systématique de l’être et de sa fonction, le sens est une énigme fantastique, que l’art théâtral seul est susceptible de révéler. Au-delà de l’indistinction formelle des acteurs et du personnel réel de l’asile, voulue par le réalisateur et co-scénariste Karen Shakhnazarov, c’est l’écho du théâtre dans le tissu visuel de l’image qui est l’indice d’une volonté d’ironie tragique dans Salle no 6. Dignes héritiers de la méthode Stanislavski, les acteurs accordent une égale importance au dit et au non-dit. A l’expressionisme et à l’absence, voir à la transparence de l’expression. L’effet en est des plus troublants, surtout lors des dernières séquences où les visages des malades, figés, butés se dévorent avant d’entrer dans une drôle de danse macabre pour fêter Noël, et le grand Saint Nicolas qui veille de loin sur l’asile de fous. La symétrie du cadrage est, là encore, extrêmement frappante. Elle permet de prendre la double mesure du contrôle des corps et des esprits mais, aussi, de l’insoutenable séparation des uns et des autres, des hommes et des femmes. Des femmes qui n’apparaissent finalement que comme témoins très extérieurs, prostituées ou filles de joies, mères et filles à l’extrême fin. A la fois comme secours et recours à l’impossible humanité de l’asile fou. Et de rire, comme un masque dans un jardin d’enfants…

Axelle Girard




RéalisateurKAREN SHAKHNAZAROV
ScénaristeALEKSANDR BORODYANSKY

KAREN SHAKHNAZAROV
EcrivainANTON TCHEKHOV
Directeur de la photoALEKSANDR KUZNETSOV
MonteurIRINA KOZHEMYAKINA

14/04/2010

Pour aimer la forêt, il faut savoir s'y perdre...





















Les méandres d’une ville taisent à nos regards nombres de fantômes, prompts à se révéler si l’on veut bien s’en donner la peine. Ils apparaissent sous la forme de silhouettes incertaines, esquissées, assourdies par le souvenir d’un passé déjà trop lointain et confus … « Dans la ville de Sylvie », un film hanté par ces présences

Dans une ville qu’il ne connaît pas, un jeune homme part à la recherche d’une jeune femme, Sylvie qu’il a rencontré quelques années avant. José Luis Guerin, avec « Dans la ville de Sylvia » revèle un joyau aux formes et ramifications plus complexes que l’apparente simplicité, l’argument du film ne le laisserait présager.


Une douce langueur sensuelle et fugace…

D’abord, ce qui frappe, c’est la grande sensualité qui irradie « Dans la ville de Sylvia ». José Luis Guerin nous plonge dans une étrange quiétude et indolence, une curieuse sensation vient nous recueillir et nous bercer à l’orée d’un monde irréel presque… Une douce langueur enrobe les personnages… Ainsi que nous..
Cette sensualité, cette sensation affleure à chaque plan ou presque, de longs plans fixes laissent place à de micro-événements, une expression sur un visage, mèche de cheveux effleurée par la brise, regards qui se perdent, se cherchent, s’esquivent… Passants nonchalants, plongés dans leurs quotidiens, jeux d’ombres et de lumières sur les corps, les visages, les murs… Les rues dans lesquelles divague le jeune homme semblent baignées elle aussi dans cette idéale torpeur…




Le monde qu’enregistre Guerin par l’entremise du jeune homme relève du furtif, de l’aléatoire… passage, fugacité des gestes, des expressions, Saisir l’imperceptible… De manière paradoxale, crée une curieuse sensation de hors-temps, de le figer… Le cinéma de Guerin ; saisie du transitoire, du fugitif qu’il rend intemporel… Cette perception si particulière du temps que l’on retrouve aussi dans « En construccion » se renforce par le traitement spécifique des sons d’ambiances, qui apparaissent, disparaissent agissant comme autant de suspensions… Bribes de conversations à peine audibles, peu de dialogues, musiques surgissent et s’évanouissent au fil de l’errance dans laquelle nous conduit ce jeune homme, frêle et délicat esquif aux réminiscences Werthériennes… De romantisme, d’absolu, d’idéal, il est évidemment question dans le film de José Luis Guerin… Mais pas d’un romantisme furieux, emballé, emporté, fougueux, mais d’un romantisme intériorisé… Guerin transfigure un univers mental.


Le dédoublement

Ce double-mouvement, cette oscillation entre fugacité et éternité constitue le cœur du film. Fugacité d’un regard, d’une rencontre nocturne dans un bar, éternité d’un sentiment, éternité d’un regard croisé qui hante à jamais la mémoire.
La ville devient le jeu de piste d’une cartographie amoureuse dont les repères, les indices, les traces sont autant lieux que impulsions du cœur.

« Laure, je t’aime », Phrase plusieurs fois scandée dans ce film, qui surgit comme une belle ou un bel inconnu, inscrite au coin d’une rue, sur un pan de mur. Phrase phare et boussole des sentiments et du désir…

« Et il m'a entraîné, honteux et tardif, à revoir les yeux charmants dont je me garde si bien pour ne pas leur paraître fâcheux.Je vivrai quelque temps encore, tant un seul regard de vous a de puissance sur mon être : et puis je mourrai, si je ne veux céder à mon désir. »
Pétrarque

Laure, Laure de Sade, cet amour impossible et resté chaste de Pétrarque… Cette perte irréparable… Ou Laure deviendra jusqu’au reste de sa vie, un souvenir vif, familier.

Les sinuosités de la ville lesquelles Sylvie perd le jeune homme, se trouvent en quelque sorte balisé par cette déclaration… Déclaration éperdue lancée au monde… Sylvie se dédouble en Laure, folie nervalienne de la confusion des êtres…
Ces dos, ces profils, ces visages qui se substituent les uns aux autres, ces jeux de reflets dans les premières séquences où le jeune homme guette patiemment l’apparition de Sylvie à la terrasse d’un café… Est-ce elle ? En est-ce une autre ? Le jeune homme ne sait exactement…







Guerin joue finement de cette confusion dans ses plans, un visage vient en cacher un autre ou le masque, se dédoublent… Le regard malgré la fixité des plans évoquée précédemment ne sais où se poser… Cette confusion se renforce par le choix de faire du personnage principal, un dessinateur… En effet, le jeune homme dessine, des visages, des attitudes… Ces dessins ! Toujours en esquisse, jamais achevés, tentative aussi de fixer les choses, le temps, tentative vaine…
José Luis Guerin joue de la mise en abyme, du redoublement des plans dans les dessins… Il pointe ici par ce redoublement la quête d’un souvenir lointain, d’une image mentale effacée. Le dessin devient la marque de l’incertitude…
Dédoublement aussi par l’apparition de quelques personnages récurrents, un vendeur africain à la sauvette, un vendeur de fleur certainement pakistanais ou indien, personnages qui peuplent les grandes villes… José Luis Guerin, comme dans « En construccion » retrouve ici ces figures pleines d’humilité du peuple. Ceux-ci nous rappellent à la réalité. Comme dans un plan avec cette clocharde assise au coin d’une rue faisant rouler une bouteille. Plus tard dans le film, même plan, il ne restera plus que des bouteilles vides au même endroit… Ces personnages croisés et recroisés dédoublent eux aussi l’espace et le mettent aussi en quelque sorte en abyme…


De l’appel au désir

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité

A une passante Charles Baudelaire

Ce jeu de piste, cette quête se joue aussi sur une lecture du désir. Il y a cette jeune femme, prise pour Sylvie, par le jeune homme, femme qu’il suivra dans le dédale des rues et qu’il finira par aborder… Femme fantasmée prise dont l’image est prise dans la confusion des souvenirs et du temps passé. Femme idéalisée par le temps.




Hypothèse : il y aurait donc la « Laure » de Pétrarque, la « Sylvie » de De Nerval, mais n’y aurait-il pas non plus un glissement vers la « Laure » et la « Sylvia » de Georges Bataille ? Sylvia, épouse de Georges Bataille et comédienne, des pistes parsèment. Le café dans lequel le jeune homme guette est celui d’un centre d’art dramatique… Laure, célébrée par Bataille, compagne des débauches des membres de la revue Acéphale… Laure, le déréglement des sens, la Perte… Une séquence dans un bar de nuit semble indiquer cette piste et amorce l’annonce de la perte Bataillienne, « Laure, je t’aime » comme appel à la petite mort… Laure comme contre-point à la figure idéale à la chasteté… Laure comme appel à se perdre dans les méandres du désir et de la jouissance…
La très belle séquence du tramway où la fille « Sylvie » et le jeune homme se parlent devient le point d’orgue du basculement entre idéal et carnation. Celui-ci pense avoir retrouver celle qu’il cherche. José Luis Guerin les isole du monde qui les entoure par la vitre du tramway. Se servant d’une profondeur de champ réduite, il surligne leur présence, les détache de ce monde. Fixation dans un monde qui n’est plus que mouvement incertain. Il ne reste que la certitude de cette rencontre. Rien de plus. Cette femme n’est pas Sylvie mais devient telle une sainte icône, une figure virginale… S’ensuivra la séquence du bar et le passage à l’acte charnel avec une autre femme…

Film sur la ville, sur la rencontre, les aspirations, les errances amoureuses, ne serait-il pas non plus un film sur le parcours initiatique d'un jeune homme ? Le passage de l’idéal amoureux au plaisir du charnel ?


Réalisation : José Luis Guerin
Scénario : José Luis Guerin
1er assistant Réalisateur : Pol Rodriguez
Directeur de la photographie : Natasha Braier
Montage : Nuria Esquerra
Production : Château Rouge Production, (France) - Eddie Saeta S.A. (Espagne)

Durée : 84mn
Distributeur Shellac

Sortie en DVD le 22 mars 2010

06/04/2010

Le temps d'une vie, "En construccion" de José Luis Guerin

























Dans « En construccion », film sur la transformation d’un quartier populaire de Barcelone. José Luis Guerin rend compte des mutations urbaines en œuvre dans nos grandes métropoles et de leurs conséquences…



Le « Barrio Chino » quartier central et mythique de Barcelone avec sa population ouvrière. Un lieu qui recueillait l’immigration, qu’ils soient andalous ou maghrébins, attirée par la riche et industrieuse Barcelone, où les marins en goguette côtoyaient les prostituées dans les multiples bars qui jalonnaient ses étroites ruelles, … Le « Barrio Chino » qui servit d’écrin à André Pierre de Mandiargues dans son roman « la marge » ou encore à Edouardo Mendoza pour « Le mystère de la crypte ensorcelée » dont le personnage principal est un pur enfant du « Chino »… Un quartier né et mort avec le siècle, comme José Luis Guerin l’écrit en exergue de son film…

A la suite des grands travaux de réhabilitation, de construction, liés aux jeux olympiques de 1992, la physionomie du centre de Barcelone change. Le « Barrio chino », victime lui aussi de ces changements peu à peu s’étiole, se réduit à une peau de chagrin, se vide de sa substance... Guérin s’attache dans « En construccion » à montrer la mort annoncée de ce quartier par le prisme d’un chantier. « En construccion » suit pendant dix-mois les travaux d’édifications d’un immeuble dans le cœur du « Chino ».
Pour rendre compte d’un quartier, de sa vie, de son passé, de son âme, de ses fantômes, rien de mieux que de laisser les habitants en parler eux-mêmes… Ce que fait José Luis Guérin, en s’effaçant derrière leurs paroles. Il y a une volonté chez Guerin de tenter de rendre compte des choses de l’intérieur. Pas d’adjonction de commentaires, d’explications ne viennent s’ajouter à ces paroles.
Le réalisateur adopte donc le choix de nous laisser vivre les événements et les changements par l’intermédiaire de quelques personnages récurrents, un vieil homme, une petite fille, une prostituée et son mec… Guérin tisse le temps de son film sur le temps du chantier qui devient la scansion de toute chose et dans lequel viennent s’agréger les séquences avec ses personnages…








Pour eux comme pour les autres habitants, ce chantier agit comme un élément déclencheur, agit comme un catalyseur devient le lieu incontournable.
A l’exemple de la découverte d’une sépulture romaine, de ses fouilles qui devient l’attraction du moment. Chaque habitant y va de ses commentaires.
Ces ossements jettent un pont vers des temps immémoriaux et délivrent un constat amer ; certains de ces habitants ne pourront mourir dans le lieu même où ils ont passés leur vie, expropriés ou relogés ailleurs… Ils tissent aussi des liens avec la vacuité, la perte et l’impermanence de toute chose, José Luis Guerin file d’ailleurs la métaphore avec les extraits d’un film « La terre des pharaons » d’Howard Hawks, semble-t-il, ayant pour sujet la construction des pyramides… Rêve d’immortalité, fin d’un monde… La réflexion d’un habitant « on vit sur des cadavres et on ne le sait pas… ». Cette récurrence du temps révolu mais aussi du temps à venir parcourt le film.

Comme cette église qui peu à peu disparaitra du champ à mesure que les travaux avancent comme ensevelie dans les strates du passé… Guérin joue dans ce film de cette partition du temps qui passe, progressant de plans fixes en plans fixes: rythme des saisons, pendules marquant la durée, avancée des travaux, mais aussi plus finement avec les plans sur les murs et sur les matières qu’ils recèlent. Plans d’une grande plasticité mais qui viennent fouiller et mettre à jour les strates de la mémoire, épaisseurs de papiers peints, traces de cadres… Ces matières sont comme un palimpseste de la mémoire qu’exhume José Luis Guerin avec délicatesse, couches après couches… Les plans sur les différentes matières, briques, ciment, plâtre, terre, grabats, sont juste superbes.





José Luis Guerin ne se contente pas des habitants du quartier. Il nous fait passer aussi du côté des ouvriers de ce chantier. Un monde à part ayant sa propre vie, ses propres règles, isolé du reste. Ce passage du côté du chantier permet à Guerin de nous faire vivre les préoccupations de ces ouvriers, leurs quotidiens, leurs amours du travail, de la passation d’un savoir-faire. Le chantier reste un lieu où les générations travaillent côte à côte, où s’organise une fraternité ouvrière, où l’on trouve un étonnant ouvrier marocain marxiste… Architectes, promoteurs, instigateurs du projet immobilier sont d’ailleurs absent de ce film, Guerin pose sa caméra du côté des petites gens.
Les compositions de plans choisis par Guerin renforcent cette impression de séparation : surcadrages, vision obstrués, perturbées soit par un balcon, un échafaudage, une persienne. Deux mondes cohabitent l’un à côté de l’autre, sans communication de prime abord… Chacun s’observe donc. L’immeuble s’allégorise comme une forteresse assiégée, impression renforcée à la fin du film par les craintes sécuritaires d’acheteurs potentiels… Qui est en prison, qui est enfermé ?
Ces cadres amorcent-ils, augurent-ils des futures relations entre nouveaux arrivants souvent issus de la bourgeoisie barcelonaise et anciens du quartier ?

Peu à peu, par la proximité, des liens se tissent entre ouvriers et habitants, esquisses de dialogues, les murs s’abattent, des relations se créent, entre un jeune ouvrier et une fille, entre une gamine dont le chantier sert d’aire de jeu avec la bande de gamins du quartier et un contremaitre, avec un jeune maghrébin qui finit par se faire embaucher, mais ces liens restent éphémères, les ouvriers ne sont là qu’un temps… Ces ébauches de rencontres esquissent de véritables potentialités fictionnelles…





Il ne cesse d’irriguer son film de ces possibilités de fiction, d’histoires à venir ou probable ; ainsi cette rencontre entre le jeune ouvrier et la fille, entre la gamine et le contremaitre, mais aussi avec cette prostituée, Juani et Ivan son mec vivant à ses crochets, personnages récurrents que l’on suit dans leur quotidien… Ivan cherchera-t-il du travail, s’engagera-t-il dans la Légion, resteront-ils dans le quartier après que leur précaire logement squatté soit abattu ? Fiction aussi que ce vieil homme qui divague, devise sur un passé inventé de toute pièce, qui prend toute sa misère en charge en la magnifiant par des objets dérisoires et sans valeurs trouvés çà et là au hasard de ses pérégrinations…
Il y a chez Guerin,à l’instar de Pedro Costa, un amour, un regard qui rend digne chacun de ses personnages…

José Luis Guerin joue avec notre imaginaire, lui ouvre des espaces avec des amorces de propositions narratives, mais Guerin va plus loin et joue de la possibilité de mise en scène, ouvre des brèches, lance des passerelles. Imperceptiblement, quelque chose se met à changer, un jeu s’instaure, une mise en scène et le film glisse du côté de la fiction, mais avec douceur et légéreté et ce dans plusieurs séquences et puis s’en retourne vers le documentaire de même façon, sans rupture.

La magie opère et nous laisse, "scotchés" à ces bribes d’histoires, à ces bouts inachevés qui constituent la mémoire d’un monde, d’un quartier, d’une vie…




Dvd sortie le 20 mars 2010

"En Construccion"


Réal: José Luis Guerin

Durée 125mn

Format 4/3 -couleur-Pal-multizones

VO sous-titrée en français