31/01/2010

Face au réel

























Un pays tente de se relever de ses ruines : le Liban. Une rencontre entre deux personnes. Un cheminement dans les stigmates d’une guerre.


L’argument de « Je veux voir » est simple : provoquer la rencontre entre deux personnes, Catherine Deneuve, d’une part, icône du cinéma français et mondial et Rabih Mroué d’autre part, comédien libanais très populaire. Ils ne se sont jamais rencontrés auparavant. Rabih Mroué emmène Catherine Deneuve dans un périple à Beyrouth puis vers le sud-liban ravagé par la guerre en 2006.

Les questions qui irriguent « je veux voir », les questions que se posent les réalisateurs Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sont simples : que peut encore le cinéma ? Quelle est encore sa puissance d’évocation ? Comment rendre compte des ravages d’un conflit en tentant de dépasser les images conventionnelles ?

Ce film vient jeter sa trajectoire sur les franges qui séparent le documentaire de la fiction. Documentaire dans le sens où il tente rendre compte des destructions d’une guerre et d’en témoigner en s'en tenant au réel. Fictionnel, car il met en place malgré cela une trame dramaturgique et s’engage dans le genre du road-movie : deux personnes se rencontrent et vont parcourir un bout de chemin ensemble de façon propre et figurée, où vont-ils aller ? Que va t-il advenir d’eux et de leur rencontre ? Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ne sont évidemment pas dupes de ces frontières précaires entre documentaire et fiction, des frictions qui animent le fait de jouer, de se jouer des interstices…

Aucun scénario n’est préétabli pour les deux comédiens sauf la feuille de route : Beyrouth et le village de la grand-mère de Rabih Mroué dans le sud. La relation entre les protagonistes, car il s’agit bien aussi ici des protagonistes d’une histoire, reste libre de toute contrainte. Pour ce film, les réalisateurs posent juste les cadres d’un possible dans lequel évolueront les personnages. Plutôt que de mise en scène réelle, il se pourrait que l’on puisse parler aussi de « dispositif ».






Depuis quelques années, mais ce n’est pas neuf en soi, les porosités entre cinéma et art contemporain sont de plus en plus grandes et vient rogner sur une classification des arts qui devient de plus en plus obsolète. Il suffit de penser au travail de Chantal Akerman ou encore à celui de Steve Mac Queen pour ne citer qu’eux.
Cette confrontation permet aux artistes de revisiter les instances de la narration, de se dédouaner aussi de la technique, de relire, de (re)citer, de dégager des ouvertures. Le cinéma alors devient, avec bonheur, juste un outil, un moyen, comme pourrait l’être un pinceau, grâce à son langage spécifique au service de l'expression de l'artiste.
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige font donc partie de cette lignée d’artistes qui se nourrissent de cette confrontation entre travail de plasticiens et cinéma. Cette proposition, « Je veux voir », en est une matérialisation.

Pourquoi Catherine Deneuve ? Que vient-elle faire là ? Pourquoi se perdre dans ces ruines, à Beyrouth, dans le sud –Liban ?
Ecartons de prime abord, le côté « coup » de l’affaire. Il eut été plus simple de faire ce même film avec quelqu’un d’autre que Deneuve, sa stature pose plus d’emmerdement pour parler de façon crue à la production, il aurait été plus aisé de le faire avec juste avec Rabih Mroué seul, par exemple. Le choix de Catherine Deneuve est induit par l'une des thématiques soulevée: fiction et réel. Une comédienne de la stature de Deneuve s'impose pour mettre en place un subtil jeu entre réel et fiction.





L’autre objection qui vient à l’esprit est la question du voyeurisme : a-t-elle vraiment besoin de ce voyage ? Le titre évoque d’ailleurs ce hiatus « Je veux voir ». Pourquoi vouloir voir ? Pourquoi vouloir voir absolument ?
Mais justement qu’est-ce que vraiment voir ? Les deux réalisateurs de ce film posent le problème du regard, du voir. Dans une première instance comment montrer ce qu’il y a à voir ? Dans une seconde instance où est le réel, est-ce que le regard porté correspond au voir ?
Nous sommes abreuvés d’images de guerres, de champs de ruines et de désolation. Toutes ces images passent par les fourches caudines des informations télévisées.
Il s’opère souvent inconsciemment un processus de déréalisation face à ces images qui nous sont proposées. Sont-elles vraiment réelles ? Que disent-elles ? Me mentent-elles ? Interrogations qui semblent a priori défoncer des portes ouvertes mais qui restent au primat de tout rapport à l’image. La déréalisation provient souvent de cet effet de distanciation, d’éloignement, voir des immeubles criblés d’impacts de balles n’est pas une expérience commune à tous. Rien de plus ressemblant aussi qu’un immeuble criblé de balles au Liban qu’à Kaboul par exemple… Et aussi le flot de ces images nous submerge.
Dire « Je veux voir » opère dans le sens d’une tentative de se réapproprier l’image, de la tester in situ, de dépasser la simple représentation, de l'extraire de la fiction que deviennent les actualités télévisées. Dire « je veux voir » postule d’une volonté forte. La question du voyeurisme se désamorce là. Le choix de Catherine Deneuve répond paradoxalement à cette tentative de dépassement de la réification de l'image, à cette tentative de lui redonner vie...



Le « je veux voir » correspond à une volonté forte, à une attitude de dépassement d’un illusionisme télévisuel. Et justement car c’est Catherine Deneuve, car elle représente inconsciemment pour nous une icône, parce qu'elle est une fiction incarnée si l’on peut dire, que le dispositif fonctionne.
La fiction « Deneuve » tombe à mesure que la réalité « Deneuve » voit.
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige axent aussi leur film sur une dialectique forte du regard, de la confrontation, ils n’apportent pas de réponses, il montrent à voir par cette proposition forte. D’ailleurs, tout au long du film, jamais Deneuve ne montre ni ne désigne, ne prend en charge un quelconque commentaire sur ce qu’elle voit, les explications lui apparaissent superflues. Elle regarde juste, elle veut juste regarder.
Son statut d’icône peu à peu disparaît, dans la timidité des premiers échanges, dans la gène et la déstabilisation non feintes de Catherine Deneuve. Il disparait face au désarroi de Rabih Mroué qui ne retrouve plus la maison de sa grand-mère dans ce village dévasté, face aux interdictions de filmer à Beyrouth où la tension est palpable, face à la frontière israélienne où filmer le moindre arpent de terrain devient un double enjeu. Ces enjeux sont d'une part celui de pouvoir planter sa caméra, objet se transformant en cette circonstance en instrument de guerre aux yeux des israéliens, un objet qui pointe, montre, désigne, vise et l’autre enjeu, d'autre part celui de reconquérir ne serait-ce que le droit de filmer sur son propre sol, de faire peu à peu avancer le droit de montrer, ne serait-ce qu’une route anodine mais qui se comble de tout les symboles…






Le réel s’engouffre-t-il peu à peu dans une méta-fiction ? La longue séquence filmée le long de la mer où les restes de bâtiments sont recyclés, triés, broyés, jetés dans la mer qui devient couleur rouille prend des dimensions fantastiques, irréelles… Cette séquence d’un coup, échappe au réel, elle y crée une béance, les personnages sont d’un coup abandonnés… Et pourtant le réel est bien présent, elles sont bien là ces ruines, ces cicatrices, ces stigmates… Cette séquence agit comme une double métaphore ; métaphore de l’espoir, de la future reconstruction mais métaphore plus amère, que restera-t-il des traces de cette guerre englouties par les pelleteuses ? Un regard qui s’est posé ? Peut-être, celui de Deneuve, le notre à travers le sien…






Dans ce jeu dialectique qui s’instaure entre documentaire et fiction, Joana Hadjithomas et Khalil Jreige finissent par réintroduire très intelligemment dans la séquence finale une dose de fiction et jouentavec ce puissant pouvoir d’évocation du cinéma. A ce moment là, les deux réalisateurs pointent du doigt cette nuance entre cinéma et dispositif visuel ? La fiction semble en quelque sorte reprendre la main. Lors d’une réception, quelques échanges entre Deneuve et Mroué suffisent à laisser l’imaginaire vagabonder vers une suite possible… Icône livrée ici dans toute son aura... Des regards complices renvoient à tout le potentiel de la fiction... Catherine Deneuve et Rabih Mroué retrouvent leurs rôles pour mieux nous faire comprendre les enjeux de ce qui s’est passé avant. des sourires, des regards... Que va t-il se passer maintenant? Réelité ou fiction? Des sourires comme une lueur d'espoir...





"Je veux voir" sortira en DVD le 15 mars avec en complément
une conférence de presse donnée par Catherine Deneuve à Beyrouth,
un entretien avec Joana Hadjithomas et de Khalil Joreige
L'émission de Laure Adler "L'avventura" sur France Culture (piste audio)


Format scope - couleur - pal - stéréo

Audio: version française et sous-titres anglais, stéréo

Durée film: 75 mn

Bonus: 20 mn - 14 mn - 2 mn - 58 mn

Durée totale: 169 mn


Site: http://www.hadjithomasjoreige.com/


29/01/2010

Quelques artistes libanais...

Un choix non exhaustif de plasticiens libanais dont vous pourez retrouver la plupart à la galerie In-situ jusqu'au 11 mars 2010 pour l'exposition "is there anobody out there"

http://www.insituparis.fr/



Lamia Ziadé


Originaire de Beyrouth, Lamia Ziadé s'installe à Paris où elle était de 18 à étudier les arts graphiques à l'Atelier Met de Penninghen. Elle fait un nom pour elle-même la conception de tissus pour Jean-Paul Gaultier et Issey Miyake, d'avoir des chroniques dans plusieurs magazines comme Vogue ou Jalouse et la création de CD et vestes affiches de cinéma. Avec les livres de nombreux enfants à son nom, elle continua de publier «L'utilisation maximale de la douceur», un livre dédié à l'exploration sexuelle et la découverte de soi érotique, avec un texte de Vincent Ravalec. Ses deux expositions en solo à la Galerie Kamel Mennour en 2002 et 2006, sa contribution à la «Girls, Girls, Girls exposition collective« à la CAN (Centre d'Art de Neuchâtel) et de 'Sexy Souks »chez Le Point Ephemere étaient un poursuite de ces méandres sensuels. Ses grandes toiles format de nous inviter dans une série d'intérieurs pop, où Est rencontre l'Ouest et à destination, les femmes passionnées sont consommés par des désirs étranges dans des positions curieuses. Lamia Ziadé nous offre une occasion de ré-examiner la nature du désir, avec une touche d'humour et le goût de l'obsession. . Son travail le plus récent est loin de ce thème, c'est sur la guerre au Liban en 75-76 (elle vivait à Beyrouth à l'époque) et son analogie avec les événements qui se déroulent aujourd'hui au Liban, un travail sur la mémoire et nostalgie de guerre .. Il semble être un véritable virage dans sa vie créatrice, mais en fait l'esprit pop et la dérision de son ancien travail sont toujours là, malgré la violence de cette nouvelle matière.




















Randa Mirza



Né à Beyrouth en 1978, elle vit au Liban, travaille sur la photographie numérique et la vidéo.



Extraits de la série "parallels universes"














Fouad Elkoury


Fouad Elkoury vit entre Paris, Beyrouth et Istanbul. Après avoir couvert la guerre civile au Liban et au Proche Orient, il a travaillé sur les paysages urbains et a exposé au Palais de Tokyo et à la Maison Européenne de la Photo. Il a publié de nombreux ouvrages photographiques et s’est récemment lancé dans la réalisation de films video, dont "Lettres à Francine", primé par le Centre national de la cinématographie. Il est membre fondateur de la Fondation arabe pour l’image qu’il crée en 1997 à Beyrouth. Ses deux dernières réalisations sont "Civilisation, Vrai = faux ?" et "De l’amour et de la Guerre", une série exposée à la Biennale de Venise en 2007. Il collabore avec la maison de photographes Signatures depuis sa création.











Akram Zaatari


Né en 1966 à Saïda, au Liban, Akram Zaatari a étudié l'architecture à Beyrouth et obtenu un master en Media Studies à New-York. En 1997 il participe à la création de la Fondation arabe pour l'image (FAI), une association pour la divulgation du patrimoine photographique qui rassemble une collection d'environ 150 000 clichés sur les portraits réalisés en Moyen-Orient à partir de la fin du 19 e siècle.La réflexion autour de la notion d'archive est constitutive de la démarche du vidéaste. Zaatari puise dans ce répertoire photographique et dans les modalités propres à l'archivage pour la réalisation de ses films. À travers la réévaluation de la mémoire collective s'opère la réappropriation du présent. Ainsi, par le biais de sujets souvent liés à la sexualité où se confrontent les interdits religieux et les codes moraux, son œuvre touche à l'actualité politique et culturelle du Liban. Un pays où, par exemple, l'homosexualité est encore aujourd'hui punie d'emprisonnement.




Extraits de la série "On war and love"

















Walid Raad


(Chbanieh, Liban, 1967) est artiste et professeur d’université à la “Cooper Union School of Art” à New York. Il travaille dans divers domaines: vidéos, performances et projets photographiques. Parmi ses oeuvres vidéos, Hostage: The Bachar Tapes (2000); The Dead Weight of a Quarrel Hangs (1996-1999) et Up to the South (1993). Parmi ses projets photographiques et performances: The Atlas Group: Documents from The Atlas Group Archive (2001) et The Loudest Muttering is Over: Documents from The Atlas Group Archive (2001). Walid Raad écrit également des essais critiques publiés dans Public Culture, Rethinking Marxism et Third Text.

S’appuyant sur le concept du « repli de la tradition à la suite d’un désastre » de l’artiste libanais Jalal Toufic, le projet artistique de Walid Raad réfléchit la manière dont un nouveau paysage pour l’art contemporain arabe échouera ou réussira à ranimer une tradition de l’art moderne. Une culture et une tradition qui ont été affectées — directement ou indirectement, matériellement ou immatériellement — par les différentes guerres internes ou externes (économiques, militaires, psychologiques, politiques, culturelles) qui ont submergé le Monde arabe.













Liens



http://www.lamiaziade.com/


http://www.randamirza.com/

26/01/2010

A tombeau ouvert...























1982, Guerre du Liban. Samuel Maoz n’a que 19 ans, il est tankiste dans l’armée israélienne. Le 6 juin, son char pénètre dans le sud du Liban. De cette expérience, il tire un film « Lebanon » dont on ressort difficilement indemne…


Avec « Lebanon » de Samuel Maoz, le cinéma israélien montre une fois de plus sa capacité à prendre en charge l’histoire de son pays et appuyer là où ça fait mal. Ce cinéma développe à travers l' évocation de ces sujets tragiques un langage formel étonnant, que ce soit avec « z32 » d'Avi Mograbi , « Valse avec Bachir » d’Ari Folman ou encore "Beaufort" de Joseph Cedar. "Lebanon" se relève être de la même trempe. Il nous plonge dans le cauchemar de jeunes soldats israéliens pour qui cette guerre du Liban fut le baptême du feu.








Pas de démonstration, pas de thèse sur cette guerre. Des tenants et aboutissants de celle-ci, à l’instar de ces jeunes soldats protagonistes du film, nous ne saurons rien. Nous sommes plongés dans les faits bruts. Et cette plongée sera vécue de façon unilatérale, du côté israélien.


Samuel Maoz choisit de nous faire vivre sa propre expérience, plus particulièrement celle d’homme d'équipage d’un char israélien. Il était au poste d'artilleur lorsqu'il participa à cette guerre. Celle-ci fut pour lui un traumatisme dont il mit plusieurs années à se remettre. Ce film est donc la tentative de retranscrire ce traumatisme. Afin de nous faire partager et tenter de nous faire ressentir le traumatisme qu’il a subit, il prend le pari de nous plonger à notre tour de bout en bout du film dans un saisissant huis-clos : l’intérieur d’un char, l’expérience la plus immédiate qu’il eut de cette guerre.
Que voit-on d’une guerre à l’intérieur d’un char ? A priori pas grand chose : la vision réduite d’une lunette de visée. Cette fenêtre de tir étant quasiment la seule vue ouverte à l'extérieur dans un tank… Une vision perturbante et parcellaire de la guerre donc… Toutes les séquences extérieures au char seront vues par le prisme de cette lunette de visée. Un choix formel conduit par la volonté de Samuel Maoz de coller à ce que fut sa réalité.

Alors s’amorce immédiatement un rapport au réel très particulier, un rapport tronqué, déformé comme par exemple les plans de nuit passant par le filtre de l’infrarouge, une sensation de jeu de guerre vidéo ou de simulation hyperréaliste. Sensation qui laissera vite place à d'autres impressions.

Le choix particulier de ce point de vue se révèle donc être une expérience des sens très particulière. Avec ce champ de vision réduit, le hors-champ devient très vite un inconnu hostile, impalpable, indiscernable dans lequel ces soldats et nous sommes pris au piège. La sensation d’isolement, d’enfermement se décuple.La vision réduite se double d’effets de focalisation particuliers ; à l’instar d’un microscope, la lunette de visée peut venir chercher des détails… Interviennent alors d’étonnants mouvements panoramiques rythmés par le déplacement de la tourelle du char naviguant de détail en détail…






L'effet de "scanning" où l'oeil passe par l'intermédiaire d'un visée rend plus terrifiante encore la vision des ravages de cette guerre, les actions se déroulant à l'extérieur du char à l'exemple de cette scène insoutenable où une femme et sa famille se trouvent pris en otage entre les combattants.


Cette hyperfocalisation donne aussi l’occasion de rendre compte des bombardement aveugles de l’armée israélienne et de ce qu’on appelle pudiquement leurs dommages collatéraux. Le point de vue de cette lunette de visée fait de chaque personne, chaque bâtiment une cible potentielle et donne lieu à de terribles face à face, le tireur du char, un « bleu » se retrouvera très vite confronté à cette réalité.








Passer par le truchement de cette lunette permet aussi à Samuel Maoz d’exploiter des champs-contrechamps sur les regards qui prennent alors une rare densité dramatique. La guerre se vit en quasi tête à tête, il n'y a plus de distance entre le soldat et sa cible.

La perception du son est lui aussi livré au même traitement. Il faut souligner aussi un superbe travail sur le off. Les sons déformés venant de l’extérieur, la radio, seul contact raccordant à l’extérieur se heurtent à l’univers assourdissant du char et viennent appuyer le sentiment progressif d’enfermement.

Cette expérience visuelle et sonore nous rend peu à peu claustrophobes. Ce char devient très vite un cloaque ; une huile noirâtre suinte sur les parois, les gaz d’échappements envahissent la cabine, les soldats crasseux, suent, pissent dans une boite en ferraille interdit qu’il leur est de sortir et pataugent en permanence dans une mixture faite d’huile, de crasse, de cambouis. Seul véhicule de transport, on y dépose les morts ou les captifs, le tank devient le dépotoir de toutes les horreurs de la guerre.






La dégradation matérielle de ce char file la métaphore des transformations psychiques de ces soldats. Soldats qui ne sont que des puceaux de l'horreur pour reprendre Céline. Se raser par exemple devient alors une vaine tentative de retrouver une dignité, d'essayer de s'extraire pour un instant, de ne plus patauger dans cette fange physique et morale. Ces soldats comprennent de moins en moins leur présence dans cet enfer, les ordres contradictoires de leur hiérarchie et le sens de cette guerre. La promiscuité, la peur, la mort, la progression dans l’abject, font leur oeuvre. Viennent alors jaillir les tensions, les affrontements internes, les « pétages » de plomb, les lâchetés, les aveuglements. Mais il n'y a pas d'échappatoire, pas d'horizon possible, prisonniers qu'ils sont de cette nasse poisseuse et métallique. Pas d'autre alternative que de continuer à avancer aveuglement et nous de suivre.

Samuel Maoz nous prend au piège d'une terrifiante descente aux enfers. Et l'on ressort pantelant, ébranlé, physiquement et moralement de ce terrible et superbe film.





"Lebanon"
Réal: Samuel Maoz
avec Yoav Donat, Oshri Cohen, Michael Moshonov
Israël/France/Allemagne 2009
Durée: 1h34
35mm, couleur, 1.85, Dolby SRD







































24/01/2010

Love songs




















Une mystérieuse obscurité recouvre le visage d’une femme, vient le dérober à la vue, parfois. Des mèches de cheveux voilent l’expression. Pourtant, ce visage s’empare de l’écran, l’envahit de son irradiante et hypnotique présence. Ce visage se découvre par instants, révèle alors sa beauté, la peau frôlée par un contre-jour de lumières surexposées… La femme chante… Une voix, belle, magnétique … Que chante-t-elle sous ces sunlights, prise dans ce noir et blanc contrasté ? Dans l’écrin de ces plans fixes et serrés ? « Torture... Torture... » ne cesse de chanter cette voix incantatoire…


Dans « Ne change rien » Pedro Costa partage quelques moments avec Jeanne Balibar et s'attache plus particulièrement sur l’une des facettes, celle de chanteuse. Il nous emmène de sessions en concerts en compagnie de Rodolphe Burger, musicien avec lequel l’actrice a déjà produit un album. En parallèle, il suit aussi le travail de la comédienne sur son rôle dans « La Périchole » de Jacques Offenbach.

Filmer des chanteurs, des comédiens au travail et les suivre dans ce processus de labeur, tenter d’atteindre cette trop souvent évanescente et fragile alchimie de la création peut relever parfois d’une terrible gageure à force de vouloir montrer.





Que saisir et comment le saisir, comment le traduire et le transmettre ? Que garder ? Que laisser ? Comment choisir donc dans cette matière mouvante ? La chose n’est guère aisée et pourtant dans le film de Pedro Costa les mots « dévoilement », « révélation » prennent tout leur sens.

Choix de séquences composées d’un seul plan-fixe aux cadrages soignés dont la photo joue parfois aux limites de la sous-expositions. Choix de séquences qui suivent souvent l’intégralité d’une plage musicale. Inexistence de ces rapports de champ/contre-champ qui cherchent à créer une empathie complice entre musiciens… Pas de plans d’inserts non plus, pas d’interviews ou de discours explicatifs des uns ou des autres… Costa capte et laisse vivre son image au gré des événements avec une austérité ascétique qui touche juste à l’essentiel. De cette austérité surgit cette étrange et douce sensation de beauté, de plénitude…

Une rare lumière, souvent, traitée en clair-obscur, vient modeler les visages lors des sessions de répétitions, isole chaque corps. Chacun semble pris dans la solitude de son instrument ou de sa voix mais une douce chaleur se dégage. Une chaleur enveloppante qui alors unifie… Costa possède un rare don du portrait, une capacité à poser un regard pénétrant sur l’autre où scruter chaque réaction ne ressort pas du voyeurisme mais de la dignité et du respect. Il en fait encore ici toute la preuve… "Ossos", "La chambre de Vanda" ou encore "En avant, jeunesse" en sont d'autres...




Quelques brèves paroles, une expression, des hésitations, un déplacement, rien de plus, permettent la coupe… Un subtil jeu de hors-champs s’institue, comme dans les séquences de répétition de « La Périchole » : la répétitrice n’apparaît jamais, la caméra fixant uniquement, de face, Jeanne Balibar, sans fards ou artifices séquence contre-point à cette image iconique livrée en séquence inaugurale. Cet art du portrait revient encore ici: force et la fragilité montrés avec une grande économie... Ainsi émergent aussi ces grands rapports de complicité entre Jeanne Balibar et Rodolphe Burger...

Art du portrait, art de l’icône donc…

Pedro Costa se livre tout au long de « Ne change rien » à une réflexion sur l'image d’une comédienne : séquence sublimes de concert d’une Jeanne Balibar magnifiée, séquences de travail qui démystifient… L’écran, un moment posé dans une séquence de répétition derrière elle et où elle vient s’inscrire ainsi que son ombre, oeuvrent à cette ambivalence et renvoit à Jeanne Balibar comme actrice.





Costa confronte aussi deux mondes.

En effet, deux univers différents a priori que celui du lyrique, que celui d’Offenbach, souvent considéré à tort comme un auteur léger et celui de Rodolphe Burger, torturé d’une sombre beauté. Costa ne cherche pas à provoquer ou à jouer d’une quelque opposition entre ces deux univers musicaux, au contraire ils se mêlent l’un à l’autre par l’entremise de la comédienne et de sa voix. Ces deux univers se répondent et ne s’opposent pas dans une alternance de séquences mais s’éclairent l’un l’autre. Moments où la fragilité de Jeanne Balibar s’exposerait dans la « légéreté » d’Offenbach, et sa force dans la gravité de Burger en répétition. Moments où la force émerge dans les représentations enlevées de "La Périchole" et la fragilité envahit la chanteuse dans les concerts.

Pedro Costa nous livre un splendide portrait de femme, tout en finesse, pudeur et retenue. Surtout Monsieur Costa ne changez rien!!!


Ne change rien
Réalisateur: Pedro Costa
avec Jeanne Balibar, Rodolphe Burger

Durée: 98 mn
1,66 noir et blanc
Portugal-France 2009