30/09/2010

Ne rien lâcher...





















Le troisième volet de la série « Resistances » éditée en DVD par Lowave Label propose une compilation de vidéastes et de plasticiens du Moyen-Orient et du Maghreb à partir d’une thématique commune comme l’indique le titre éponyme : la résistance.


Résistance :nom féminin,
Action de résister physiquement à quelqu'un, à un groupe, de s'opposer à leur attaque par la force ou par les armes. Action de résister à une autorité, de s'opposer à ce qu'on n'approuve pas : Résistance à l'arbitraire. Se heurter à la résistance de ses proches. Capacité de quelqu'un à résister aux épreuves physiques ou morales, d'un être vivant à résister à des conditions de vie extrêmes : Avoir une bonne résistance à la fatigue. Propriété d'un matériau de résister aux effets d'un agent extérieur : Matière textile utilisée pour sa résistance. Force qui s'oppose au mouvement dans un fluide : La résistance de l'air.

Les conjonctures, politiques, religieuses, sociétales, sont hélas suffisamment légions dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient pour confronter et presser les artistes issus de ces régions à adopter des attitudes de résistances : régimes autoritaires, intégrismes, guerre civile, droit de l’homme, condition de la femme, pauvreté, conflit israélo-palestinien…
Dans les travaux sélectionnés et proposés par Lowave, ces attitudes de résistances prennent différentes voies qui vont du réquisitoire à la dérision. Les choix formels que les artistes adoptent, épousent un éventail très large qui va du court-métrage de fiction à la vidéo expérimentale. Certes les vidéos présentées ne sont pas toutes d’égales valeurs mais cette compilation dresse un panorama assez exhaustif, suffisamment varié de la production contemporaine trop méconnue du Moyen-orient et du Maghreb.

















« Les illuminés », Halida Bougriet (Algérie)


Les thématiques parcourues sont évidemment celles précédemment citées. Une part importante des vidéos proposées interrogent et interpellent la condition de la femme : « Les illuminés » de Halida Bougriet (Algérie) capture notre regard par un point de vue en caméra subjective d’une femme portant la burqa, cette femme (nous) croise des gens dans le métro, expressions surprises, curieuses, choquées, génées se lisent sur les visages ; dans « Coloured Photograph » à l’esthétique rappelant les campagnes de United Colors of Benetto, Waheeda Malullah (Bahrein) choisit, elle, de colorer un groupe de femmes revêtues de Burqas noires, figées dans un quasi plan fixe pris frontalement. « This smell of sex » mêle très subtilement témoignages très libres de jeunes, hommes et femmes sur leurs rapports avec la sexualité. Ceux-ci n’apparaissent jamais à l’écran qui demeure noir et nous plonge à notre tour dans la frustration. Oscillant d’un imaginaire presque orientalisant et exotique : « Coloured Photograph », à un noir et blanc « trash », tourné en situation réelle et relevant quasi du happening, avec « Les illuminés », ou par la disparition de la figure dans « This smell of sex ». Ces trois vidéos, outre de relever les problèmes liés à la condition de la femme, ont en commun de sonder notre propre regard face à l’altérité avec des dispositifs différents.
















« Coloured Photograph » Waheeda Malullah (Bahrein)


« Si le nom adosse l’humain à sa condition d’être mortel, le visage parce que voyant visible, est ce qui permet à l’homme de s’appréhender dans l’œil de son vis-à-vis et de voir le reflet de lui-même »
Houria Abdelouahed in Art Press 371, "L'érotique d'un voile"


Dans ces trois vidéos, il est donc beaucoup question de la circulation du regard. Stratégies différentes : le frontal donc avec « Coloured Photograph , l’absence avec « This smell of sex » cette absence renvoie à un jeu de frustation donc mais aussi explicitement à l’idée de censure : choix imposé par les circonstances ou volonté de la réalisatrice, peut importe… « Les illuminés » frappe lui par le renversement de point de vue effectué au final, et interroge aussi notre part de condescendance, la femme voilée, ici, devient comme un animal de zoo qui l’on observe. Chaque étant situé de part et d’autre d’une frontière bien délimitée. L’on pourrait aussi rattacher, à des degrés moindres, la très belle vidéo d’Ismaïl Bahri « Résonances » à cette problématique. En effet cette vidéo a pour décor, une salle de bain, lieu de la toilette, lieu qui renvoie à la sphère du privé, de l’intime en opposition à l’image publique et à la violence qui peut s’en dégager comme dans « Les illuminés », la part fantasmatique du regard occidental peut s’y retrouver engagée, images orientalisantes du harem, du hammam, calligraphie arabe qui recouvre les parois d’une baignoire… Portrait de femme aussi dans « La parade de Taos » de Nazim Djemaï (Algérie), déambulation d’une femme dans un Alger encore sous le coup des années de guerre civile, couples illégitimes, amours et sexualité confinés à la clandestinité. Malgré les injures d’enfants l’assimilant à une sorcière, cette femme trace sa voie, la tête haute…
















« Résonances », Ismaïl Bahri



Conditions politiques aussi, dans les mots inscrits sur les parois de la baignoire, tentent de s’accrocher désespérément, de résister à l’eau qui s’écoule, peu à peu s’effacent, se dissolvent, un rappel métaphorique de la privation de la liberté d’expression notamment en Tunisie d’où est originaire Ismaïl Bahri ?
Perte d’un rêve, perte de territoire, perte de liberté… Rêves déchus…

« Revolution » de Khaled Hafez (Egypte) nous confronte avec le rêve Nasserien, le panarabisme, les espoirs levés en 1952 avec la proclamation de la république en Egypte, nous interroge sur ces espoirs… Trois personnages sont confrontés : le civil , le religieux et le militaire, chacun est séparé, compartimenté, enfermé dans un cadre, pas de porosité possible, paraboles de logiques et d’aspirations différentes concernant la construction de la société ? En tout le dialogue ne s’établit pas, ne s’établit plus. Le militaire pointe son arme vers les deux autres personnages : est-il le garant de la cohésion du pays comme en Turquie, l’armée est garante de la liberté ? Est-il une menace ?
« S’agit-il de critiquer ou de légitimer l’influence du pouvoir militaire qui reste le véritable maître du jeu politique dans certains pays ? Le moment est-il venu de réactiver et d’appliquer le slogan de la gauche révolutionnaire des années soixante du tiers-monde affirmant que « le pouvoir est au bout du fusil » ? » comme le souligne Olivier Hadouchi dans la préface de ce recueil.
















« 3 494 houses and one fence » Mireille et fabian Astore



Evocation de la guerre civile libanaise avec « 3 494 houses and one fence » de Mireille et fabian Astore (Liban) qui dans une vidéo filmée dans une banlieue résidentielle d’Australie, maelström de façades de maisons accompagné d’une bande-son constitué de rafales de mitraillettes, d’explosion, ponctuées d’arrêts sur images où s’ouvrent des béances sur des clôtures, des murs évoquant les barbelés, les destructions, nous rappelle d’une part, qu’ailleurs , hors de notre tranquillité, des guerres se déroulent, d’autre part que la démocratie et la paix n’est pas une conquête définitive.

Conflit israélo-palestinien, avec « Run Lara, Run » de Larissa Mansour (Palestine), ici pas d’évocation directe du conflit, mais juste une fille qui court en tout sens, à perdre haleine, se heurte à des murs, des portes closes, ne trouvant pas d’échappatoire possible. Une femme, encore, qui tente de rendre compte, par sa course éperdue, de l’incommensurable de la situation politique d’un territoire réduit, dépecé peu à peu, où l’avenir s’avère précaire, où le désir de fuite prend le pas sur l’espoir pour toute une jeunesse. L’incommensurable s’exprime là aussi dans « We began by measuring distance » de Basma Alsharif (Palestine), distances mesurée entre Oslo, Madrid, Charm-El-Cheikh, distances mesurées de la perte des territoires, d’un monde avant la tragédie, distance de l’exil pour bon nombre de Palestiniens. Exil, perte, évoqués par la terre, les fruits, les arbres, la tradition… Ecart, fossé entre un monde révolu et un présent sans avenir lisible… Incommensurable distance qui mènera à une paix viable…

« Que peux un recueil de vidéos et de films face à une série de bombardements, des systèmes de surveillances implacables et des libérations inachevés ? Résister, reconstruire à partir des ruines, exister, le dire et le montrer »
Olivier Hadouchi, préface au recueil « Resistance (s) Volume 3

Dans la vidéo de Ismaïl Bahri, les mots se laissent emporter, glissent, se dissolvent dans la masse uniforme de l’eau, semblent disparaître mais ils s’accrochent, s’agrippent, se reflètent, teintent, colorent, des traces restent persistantes malgré tout. Ils résistent.
Resistance(s) Volume III
Edité par Lowave Label
www.lowave.com

22/09/2010

L’envers du décor…
























Dans la série « bunkers », Léo Fabrizio, à travers des photographies de bunkers construits et disséminés un peu partout sur le territoire suisse, interrogeait la politique de son pays, notamment sa théorique neutralité. Avec « Dreamworld », il nous confronte également aux volontés politiques, aux impositions de modèles sociaux et culturels mondialisés qui viennent peu à peu profiler l’espace urbain des grandes villes du monde.


Les photographies de « Dreamworld » se situent en Asie, à Bangkok, plus précisemment. Léo Fabrizio, dans celles-ci, vient sonder ces zones suburbaines, ces interstices ou extensions dans lesquels viennent prendre place, nouvelles constructions, populations et réseaux de communications : éléments constitutifs des villes modernes et liés au développement de celles-ci. Il se livre pour cela à une véritable autopsie et investigation : la démarche de Léo Fabrizio s’inscrit dans la lignée de la photographie documentaire, à la suite d’un Alan Sekula avec lequel il a aussi en commun de ne pas considérer le travail documentariste comme une tentative illusoire de restitution objective du réel. Son travail implique une réflexion où se lient fond et forme.

Du monde globalisé dans lequel nous vivons, résulte une forme de normalisation plus ou moins marquée. Les particularismes, que ce soit dans la façon de vivre, de construire, d’appréhender l’espace, viennent s’éroder contre les coups de boutoirs de ce monstre qu’est ce modèle global, un modèle occidental. Les résistances à cette uniformisation varient selon les pays, certains se retrouvent submergés.

Apichatpong Weerasethakul souligne le fait avec humour dans la préface consacrée au catalogue de l'exposition:

"Comme cela nous a toujours été dit, la Thaïlande ne fut jamais une colonie occidentale. Et c’est peut-être pour ça qu’elle aime tellement la chasse aux animaux exotiques d’Occident. Ils s’exposent sur son corps comme de glorieux trophées de chasse. Prenez par exemple ces animaux de béton qu’on appelle les Baan Judsan, ou, littéralement, « les logements alloués ». Une fois capturés, on les adapte fièrement, on les réorganise et on les montre dans le zoo de nos paysages contemporains."

Se multiplie ainsi partout ce modèle d’urbanisme constitué de subdivisions qui s’atomisent, d’ilots étanches les uns aux autres : zones pavillonnaires et résidentielles, zones de travails, no man’s lands, zones ghettoïsée où sont relégués ceux qui n’ont pas accès au nouveau rêve mondialisé.





Le modèle dominant dans la plupart des pays, notamment dans les pays émergents, apparaît être les Etats-Unis et avec pour but de créer l’illusion du bonheur parfait comme dans la résidence toute proprette du film de Tim Burton « Edward aux mains d’argent », un rêve sous forme de lieux d’attractions comme « Disney Land » ou encore Las Vegas. L’exposition sur « Dream Land » au Centre Georges Pompidou, Paris nous révéla l’impact de ce parc d'attraction sur l'architecture. Le titre « Dreamworld » choisit par Léo Fabrizio renvoie indirectement à cette idée.

Bangkok, ville asiatique, n’échappe évidemment pas à ce phénomène. Traiter de cette ville, de son développement urbanistique, chez Léo Fabrizio prend valeur d’universel, elle n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : exemple d’une volonté politique imposé par la junte militaire thaïlandaise, exemple d’une classe enrichie cherchant ses modèles du côté des Etats-Unis, pays qui véhicule et exporte toujours cette part de fantasme, un peu cheap.

« Bangkok apparaît comme l’adaptation bon marché de ce rêve américain, en banlieue sud-est de l’Empire. L’on peut y observer les phénomènes du développement en processus accéléré, commun aux métropoles de la façade Pacifique de l’Asie, dans leurs dimensions architecturales et urbanistiques »
Pascal Beausse, catalogue de l’exposition




Dans les territoires urbains parcourus par Léo Fabrizio viennent aussi se transcrire d’autres rapports. Il semble se jouer dans les photographies un combat entre l’ombre et la lumière, entre l’exposé et le sous-exposé, entre le haut et le bas.
Des ouvrages d’arts, des architectures illuminées émergent dans la nuit, entourés de zones opacifiées par la pénombre. En haut la lumière, rêves, féérie, fantasme « Dream world » mais que se cache-t-il, en bas, dans la pénombre ? Une part de la population qui se voit mis à l'écart du rêve et sombre de fait dans l’immatérialité d’une quantité négligeable et exclue. Léo Fabrizio instille également cette dimension dans des photographies où de grands panneaux publicitaires dominent des logements précaires.



La série documentaire présentée par Léo Fabrizio s’élabore constamment par confrontations. D’abord, une confrontation formelle entre ces pans d’architectures aux lumières contrastées, jaillissant de la nuit, exposées sur caissons lumineux et la frontalité, l’uniformité de la lumière avec laquelle sont traitées, les zones pavillonnaires prises en séries et qui rappellent le travail des Becher : ce travail sériel où se déclinent donc ces pavillons aux architectures insipides qui ne ressemblent plus à rien à force de ressemblance, figés qu’elles sont dans le même modèle, sur la même déclinaison. Images universelles partagées de ces zones sans âmes dans lesquelles se logent les désirs et les rêves petit-bourgeois. Tosani parlait de « surfacer » le réel en évoquant son propre travail, ici, Léo Fabrizio surface l’inanité, l’obsolescence de ces rêves petit-bourgeois. Son parti-pris de frontalité, de netteté, de distanciation, de réduire en quelque sorte l’épaisseur de la photographie, renforce ce sentiment d’inanité face à ces maisons sans corps.





Confrontation entre jour et nuit, entre visible et invisible (invisible pris au sens de ce que l’on voudrait évacuer, refouler ): le monde exposé du paraître, celui des pavillons, des golfs miniatures, des piscines, le tout protégées, surveillées dans des Kampang et l’autre monde, celui des exclus du rêve qui émargent hors de ces ilots privilégiés…

A parcourir les photographies de Léo Fabrizio, un malaise diffus nous prend peu à peu. Quelque chose d’anxiogène bruit derrière ces pavillons, ces ouvrages d’arts, ces panneaux publicitaires, ces espaces en friche…
Bangkok ferait-il figure de modèle futur ?

« Bangkok apparaît alors comme un laboratoire de la ville du futur. Une ville du contrôle pensée selon un urbanisme de la peur, étouffée par l’individualisme, les neuroleptiques de la société de surconsommation et l’aspiration à la propriété privée comme finalité ultime de vies exsangues. »
Pascal Beausse in catalogue de l’exposition



« Dreamworld » de Leo Fabrizio

Galerie Triple V
24 rue Louise Weiss
75013 Paris
www.triple-v.fr
+33 (0)6 07 66 02 79

14/09/2010

Mises en jeux


Autofiction, théâtre de l’intime, les mots sont lâchés. Si l’essentiel du travail d’Axel Di Chiappari tourne autour de la question du « Je », de l’autoreprésentation, n’y voir chez lui qu’un art de l’intime, tourné sur lui-même, serait absolument réducteur : L’univers proposé par ce plasticien se déploie avec une indéniable force plastique.


Le corps est une réalité avec laquelle nous vivons quotidiennement. Une réalité présente et combien tangible avec laquelle il faut compter parfois terriblement. Le corps comme donnée physique cela suffirait bien à sa peine si il n’était pas non plus le réceptacle, le palimpseste sur lequel s’inscrivent d’autres réalités : réalité sociales, psychologiques : les mains d’un ouvrier usées par le travail, son corps fourbu, ses traits ou viennent se stigmatiser la fatigue, reflet des états d’âmes, des tristesses, corps somatisant où viennent croupir les ulcères… ou alors magnifiés, transformés, érigés en gloire…



Camouflage aux idées noires


« Mais puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font parties de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe du même corps »
Merleau-Ponty, L’œil et l’Esprit

Les travaux d’Axel Di Chiappari se déclinent principalement en séries d’autoportraits et prennent souvent formes de scènes minimalistes: « Camouflage aux idées noires » , « Autoportraits aux souvenirs décrochés » ou encore « Glauque love with a soft thing »… D’autres séries comme portent sur des objets familiers relatifs à la vie de Di Chiappari ou évoquant des souvenirs passés.


Souvenir d’avoir séché tes larmes

Enfance étouffée

Avec Axel Di Chiappari, un jeu narratif relayé par de petites mises en scènes s’engage avec le regardeur. Ce terme « mise en scène » revêt son importance dans le dispositif proposé par Di Chiappari : d’abord il y a souvent cette même expression du visage, imperturbable, impassible aux situations dans lesquelles Di Chiappari se met en représentation ou en jeu et qui n’est pas sans rappeler Buster Keaton. Di Chiappari semble entrer dans la peau d’un personnage. Mais ici L’intime est ici mis à distance respectable, le pathos est désamorcé par la mise en scène et la dérision qui s’en dégage. Un rien de désinvolture, de détachement, les aléas imprègnent le corps de Di Chiappari sans finalement y laisser une marque indélébile. L’encre qui entache le visage, s’efface et laisse vite place à autre chose.

Rien de spectaculaire, de condescendant ou d’outrancier, rien qui ne force le regard à contempler le déballage parfois obscène du « Je », Di Chiappari évite les obstacles de ce que l’on peut appeler l’intimisme névrotique. Certes, il présente son corps sans majesté, corps destitué de sa superbe, corps et visage qui ne cessent de parcourir les espaces psychologiques auxquels le plasticien consent à laisser libre-cours, sans affect inutile, sans nulle surenchère ou effet expressionniste.
Le « je » se transforme en « jeu », mais attention, derrière l’humour peut se cacher l’élégance du désespoir. Jeu sur les mots aussi, les titres des œuvres, des séries entretiennent chez Di Chiappari un rapport étroit, viennent souvent s’associer à l’image pour créer un décalage humoristique.

A travers ses travaux, Axel Di Chiappari ne cesse de se malmener avec beaucoup de dérision, il vient mettre en image et pointer du doigt nos propres angoisses, nos propres chimères. Ces séries réfléchissent notre propre intimité, à l’exemple de la série « Chaises » ou encore « Glauque love with a soft thing » qui nous renvoie à la frustration sexuelle, à l’onanisme, aux manques…




Solitude d'un blaireau

L’usage de la série implique un rapport sur les variations, les répétitions mais aussi en l’occurrence un rapport au temps. Il s’agit pour Di Chiappari de saisir ses humeurs, ses ressassements, ses angoisses mais aussi les menus bonheurs donc et de les fixer au plus juste… Tentative de fixer le temps à travers des breloques fétichisées, des objets qui deviennent autant de réceptacle où la mémoire fraye son chemin, grave son empreinte, tente de s’opposer à l’oubli.
La majeure partie des travaux de Di Chiappari passent par le médium photo qui participe de cette tentative de saisie, de suspension, un médium souple, qui se travaille mais qui répond aussi à l’instantané. Chiappari n’est pas photographe mais promeut la photographie comme médium de prédilection, a priori il ne l’envisage pas comme finalité, ce qui n’empêche celui-ci d’en faire cas : usage prépondérant du noir et blanc, incursion dans le traitement numérique.
Le visage, généralement saisi plein cadre, envahit l’espace, provoque et impose un effet de surgissement. Le gros plan tend aussi vers la fixité.





















Rembrandt "Autoportraits"
Se prendre comme propre sujet est l’une des grandes affaires de l’histoire de l’art occidental, beaucoup de peintres s’y sont frottés, de Dürer à Picasso, la liste est longue.
Mais chez Di Chiappari, Rembrandt semble le plus proche dans la façon d’appréhender sa propre image. Rembrandt fit plus d’une centaine d’autoportraits tout au long de sa vie, autoportraits dans lesquels il ne s’épargnait que rarement, se peignant avec une grande lucidité, sans complaisance, se vieillissant le plus souvent, n’épargnant pas la moindre ride. Axel Di Chiappari se traite de façon semblable.
Il faut préciser que Di Chiappari fut d’abord peintre avant d’utiliser d’autres médiums.


Double fuck des deux côtés


Gina Pane, Escalade non-anesthésiée, 1974, MNAM


Inscription aussi dans le Body Art aussi. Di chiappari annexe, plie son corps à la discipline de ses créations. Corps comme mesure du temps et réceptacle, mais aussi corps à la limite de la chorégraphie dans des séries comme « Glauque love with a soft thing » ou encore dans les « Chaises ». Avec des artistes comme Michel Journiac ou encore Gina Pane en ligne de mire mais aussi Dieter Appelt.
A l’instar d’un Bruce Mac Lean, cette chorégraphie qui se retrouve figée par le médium photographique, s’infléchit vers la sculpture. En effet si des séries comme les « chaises » peuvent se lire de prime abord comme une métaphore du manque, sexuel en l’occurrence, cette série peut se lire aussi comme une tentative d’une appropriation du corps en terme de sculpture, la série « Just an animal » pourrait aisément prendre la forme de bas-reliefs dans ces pleins et ses vides créés par le traitement numérique.


Série: "Just an animal"

Cet infléchissement vers la chorégraphie, vers le corps saisi en mouvement renvoie aussi à un dispositif cinématographique. L’usage de la série dépasse souvent la simple répétition et l’idée de pattern, de la variation du motif pour engendrer du mouvement, la série « Just an animal » qui rejoue un parcours, un déplacement, en est un parfait exemple, les séries sur les visages renvoient aussi au Morphing.




Série « glauque love with a soft thing »

ces mises en situations tragi-comiques enquillées comme autant de gags à répétitions, cet équilibre instable, semblent entériner cette idée d’un retour au burlesque …

« L'Homme qui ne rit jamais, Visage de marbre, Tête de buis, Figure de cire, Frigo et même Masque tragique, voilà comment on m'a toujours surnommé »

Axel Keaton ou Buster Di Chiappari ?

Les prisons intérieures






















« Mange, ceci est mon corps » de Michelange Quay nous plonge dans une profonde apnée hallucinatoire où viennent s’éprouver les souffrances d’un peuple, les rapports de dominations, les aliénations qui en découlent, tout au long d’un film qui prend la forme d’une étrange cérémonie.


Une femme blanche, Madame (Catherine Samie), vit avec sa fille (Sylvie Testud) dans une grande maison dans laquelle elle recueille des enfants noirs auxquels elle prodigue, nourriture, soins et éducation.
Pour traiter des rapports issus du colonialisme et de l’esclavage, notamment à Haiti, Michelange Quay privilégie l’exploration d’une part plus obscure de ces rapports : les ressorts inconscients, les traumatismes profonds et les ravages intérieurs qui s’inscrivent dans cette relation dominants dominés, de soulever les ambigüités de celle-ci. Et pour ce, Michelange Quay ne se place pas sur le terrain du réalisme mais choisit de procéder par l’allégorie.
Tout commence par un magnifique travelling aérien qui nous fait pénétrer peu à peu dans les entrailles d’une terre aride, à la végétation pauvre. Ce travelling prend valeur d’exposition : dans celui-ci, tout est dit de la situation d’Haïti : visions de bidonvilles surpeuplés, cours d’eaux asséchés. Une terre censément nourricière mais une terre où plus rien ne semble pousser, un lieu maudit, abandonnée de Dieu, où vivent les damnés de la terre.

Le film, par son titre, se place d’emblée sous le sceau de l’Eucharistie. L’Eucharistie se donne sous le symbole du partage, de la communion. Elle est, pour les chrétiens, le symbole du sacrifice du Christ, l’Eucharistie prend valeur d’une nourriture donné par Dieu pour que les chrétiens vivent de lui, ce que fait Madame. Elle nourrit ces enfants noirs, les nourrit de son propre corps, les "blanchit", l’expression n’est pas vaine. Cette femme devient en quelque sorte l’égale de Dieu aux yeux de ces enfants, scelle aussi en quelque sorte leurs dépendances. Concernant Haiti, nous ne pouvons nous empêcher de penser à un pays incessamment sous perfusion.



Cette femme devient donc la métaphore de cette dépendance des pays du tiers-monde envers les pays riches. Mais cette relation est ambivalente: dans cette dialectique du maitre et de l’esclave, qui de l’un a besoin de l’autre ? Ces enfants qui se nourrissent de cette femme se font eux-mêmes ingérés par celle-ci qui devient l’image d’un ogre. Madame se vide de sa substance, se dessèche elle-même à l’image du pays. Ces enfants sont aussi la raison d’exister de cette femme. Elle est métaphore de la domination mais aussi métaphore de la mauvaise conscience du dominant. Ambivalence aussi soulignée en filigrane par Michelange Quay, de la figure du Christ, figure aliénante mais aussi symbole de la théologie de la libération, mouvement catholique issu de l’Amérique du Sud prônant un retour aux fondamentaux du christianisme.

La fille de Madame, se substitute d’ailleurs au Christ lors d’un repas évoquant la Cène. Michelange Quay file la métaphore christique tout au long du film :la seconde séquence du film ouvre sur un accouchement qui prélude à l’arrivée des pluies, naissance du Christ. Plus loin, la fille de Madame (Sylvie Testud), sortie de la maison, un lieu clos sur lui-même, pour regagner le monde, se retrouvera parmi le peuple, un enfant noir dans ses bras telle une Pietà. L’idée d’un Christ noir, réceptacle et symbole de la misère d’un peuple fait son chemin.
La séquence du cérémonial du repas et les séquences ayant la maison comme écrin, sont encadrées par des séquences de carnaval et de cérémonie vaudou. Moments libératoires soulignés par une opposition de style entre intérieur (maison) et extérieur, cadres très composés et lumières très soignées, ainsi que la lumière. Carnaval et transe vaudou sont traités par une caméra plus libre.




La maison de Madame se fait aussi métaphore des prisons intérieures, des aliénations que chacun porte en soi. Aliénation renforcée par l’emploi de travelling circulaires dont on ne semble ne pas pouvoir sortir, par les récurrences des liquides qui s’écoulent qui renvoient à un principe de cycle sans cesse répété : cycle des menstruations, lait nourricier assimilé au sang du Christ, océan que les esclaves ont du traverser...

Le rapport entre intérieur et extérieur est finement souligné aussi par une saute géographique (choix de tourner les extérieurs de la maison dans un environnement européen). Ce parti-pris renforce cette frontière creusée entre deux mondes, entre deux univers.
Ces rapports concrets de domination se doublent donc de rapports d’aliénation plus profondément enfouis. Franz Fanon, dans « Peau noire et masque blanc » avait relevé ces traumatismes psychologiques induis par la domination et qui viennent hanter l’inconscient. Comme par exemple, ces antillais qui se rêvaient avec la peau de couleur blanche dans leur sommeil. Appropriation de la religion des maitres aussi...

Ici Michelange Quay aborde avec intelligence, sans grand discours, cette part d’aliénation. Comme dans cette superbe séquence où les enfants plongent nus dans le lait, quand Patrick (Hans Dacosta Saint Val)le majordome noir de Madame se blanchit le visage dans son désir inconscient de devenir blanc. Le réalisateur joue des partitions chromatiques : plans de mains noires sur des surfaces blanches (carreaux, nappes), main blanche sur les visages.




Cette aliénation s’illustre aussi par les rapports ancillaires où sous-entendus et fantasmes se mêlent. Le désir de l’autre affleure, la tension sexuelle est palpable. Certains plans sont d’une grande sensualité, comme cette main blanche qui vient caresser le visage des enfants dans des gros plans qui viennent capter la texture des peaux. Plans sur des miroirs qui déforment les visages où les identités deviennent incertaines… L’ usage des plan-séquences qui constituent le film renforce en quelque sorte aussi l’incertitude des identités car dans ce film, il d’échapper à la subjectivité du regard qu’induit souvent l’usage du champ-contre-champ, d’échapper à la personnalisation. Le plan-séquence ici renforce l’allégorie et l’universalité du propos.









Michelange Quay ne nous laisse pas complétement face à une situation immuable. Sortir de la maison, monde mortifère équivaut à une libération. Cette tension du désir semble, cette aliénation semblent se résoudre dans l’exubérance d’un carnaval, exutoire aux frustrations, à la misère dont s’écoulera de nouveau le liquide amniotique où se nourriront les espoirs.





Sortie en DVD le 6 septembre 2010


"Mange, ceci est mon corps" France

Réal: Michelange Quay

avec Sylvie Testud, Catherine Samie, Hans Dacosta Saint Val, Jean-Noël Pierre

Durée: 105 mn

Image: Thomas Ozoux

Montage: Jean-Marie Lengellé

en complément "L'évangile du cochon créole" court-métrage de Michelange Quay

08/09/2010
























« Une Chinoise » de Guo Xiaolu, un film sur les désirs d’ailleurs mais surtout un beau portrait de femme.


Une jeune fille, Li Mei, s’ennuie ferme dans sa vie provinciale, une vie morne faite de menues occupations quotidiennes, où rien ne se passe. Elle rêve d'échapper à cette vie et de rejoindre la grande ville.

Le fil conducteur du film de Guo Xiaolu est donc cette jeune fille, Li Mei. D'elle, nous ne savons pas grand chose, elle vit avec ses parents, déjà âgés, dans une province encore rurale. Elle travaille dans une petite gargote au bord d'une route, lieu de passage, lieu aussi où se réunissent les jeunes des environs qui passent leurs temps à d'incessantes parties de billard.

La réalisatrice fait de Li Mei, une image allégorique de la jeunesse chinoise. A travers Li Mei, se dessine en creux, les désirs, les aspirations de cette jeunesse chinoise prise au piège dans les contradictions d’une société écartelée entre ultra modernité et tradition. Mais, au-delà de cette valeur d'exemple que semble a priori incarner Li Mei, Guo Xiaolu emprunte les voies du récit d'initiation et dessine pour son personnage,un parcours âpre, parfois douleureux dans lequel Li Mei gagnera son indépendance.

« Une chinoise » est un film sur la mondialisation et de ses conséquences dans l'esprit des jeunes chinois d'aujourd'hui, coincé entre un passé communiste encore proche, celui de leurs parents, et un présent marqué par un capitalisme débridé. Un film sur les flux migratoires, d'abord ceux internes à la Chine; Li Mei devient le portrait archétypal de ces jeunes qui, pris entre des perspectives d'avenirs peu réjouissantes dans une campagne chinoise, se mettent à l'écoute du chant des sirènes de la ville et si précipitent comme des lucioles vers la lumière. Ces grandes villes du pays, moteurs de la croissance chinoise, représentent pour eux tout autant l'espoir d'une vie plus riche, que d'une vie plus conforme aux canons de la modernité.



Les quelques plans d’introduction en disent long: ainsi la rencontre avec ce jeune affranchi, ayant quitté le village et vivant à Schenzen, jouant l’épate devant ses copains, avec son scooter, avec ses fringues, son argent. Ce jeune représente aux yeux de Li Mei, toute cette modernité, tout ce qu’elle désire être, tout ce qu'elle désire avoir, tout ce qui est loin de cette monotonie provinciale qu'elle vit avec ses parents.

Mais ces grandes villes, porteuse d'espoirs sont aussi celles des désillusions pour beaucoup et se transforment vite en jungle ou en cauchemar pour beaucoup de ces déracinés de province qui viennent y échouer.

Li Mei, embauchée dans une usine, fait très vite cette expérience. Elle ne tient pas les cadences imposées et se fait fait mettre à la porte. Ce licenciement donne lieu à un véritable procès public digne des séances de dénonciations et d'autocritiques communistes.
Cette séquence permet d'ailleurs à Guo Xiaolu de poser intelligemment les réalités de cette société chinoise où cette longue marche forcée vers le capitalisme ne s'embarrasse pas de scrupules, laisse bon nombre de gens sur le carreau, le capitalisme et la consommation n'étant pas synonymes de démocratie et de respect des droits de l'homme, loin s'en faut.

Pour Li Mei ou pour d'autres laissés pour compte, peu de choix s'offrent alors; vivre d'expédients, vivre à la marge, faire le choix pour certains de sombrer dans la criminalité comme Spikey,, un tueur, dont Li Mei tombe amoureuse et qui finira tué.
Le mirage, pour beaucoup, prend la forme des pays occidentaux. Mi Lei part en Europe à Londres. Ces désirs d'ailleurs prennent dans le film la forme de chromos. Pour Li Mei, se sera une photo de Londres sur un calendrier: ces images venues d'ailleurs, souvent stéréotypées, viennent nourrir l'imaginaire de ces jeunes en quête d'un monde meilleur. Londres, Paris ou New-York deviennent des récurrences mentales. La bande-son, par ailleurs excellente, constituée en partie de groupes rock chinois vient rythmer et renforcer cette part fantasmatique.
A Londres, Li Mei se retrouve confrontée à la condition des immigrés,sans-papiers, elle passe de petits boulots en petits boulots, dort chez des vendeurs de sommeil d'une périphérie anonyme loin de ses rêves de cartes postales. L'univers dans lequel elle vit, est aussi restreint que dans sa province ou à Shenzen. Pas d'horizon, les conditions de vie ne sont guère mieux. La réalisatrice exploite finement aussi les écarts de cultures, les différences entre les communautés qui se croisent dans ces Babylone modernes que sont les grandes métropoles occidentales. Ses relations avec Rachid, un indien musulman, en sont un exemple, ce qui rapproche au départ, la jeunesse, les mêmes conditions d'existences faites de précarité, bientôt s'éloignent pour laisser place à l'incompréhension. Rachid, en quelque sorte le pendant masculin de Li Mei, lui, effectuera mentalement le cheminement inverse de Li Mei et retournera dans son pays.

Mais le film de Guo Xiaolu relève d'un autre type d'échappée, d'ouverture. cette évasion prend la forme d’un parcours initiatique. Ce que trouvera finalement Li Mei au bout de ce parcours: c'est elle-même.

Partie d'un monde enclavé,sa province natale, où la femme est encore traitée comme inférieure, sur lesquelles tout les droits s’exercent Li Mei vit dans un monde d’hommes, que ce soit en Chine, ou plus tard en Grande-Bretagne, ceux-ci imposent leurs dominations, les femmes subissent doublement les conditions précaires.
Non seulement Li Mei finira par partir mais dans son périple, elle y gagnera sa liberté. Li Mei est un personnage qui gagne en force, d’abord frêle, fragile, elle se défait des soumissions peu à peu. D’abord celle de ses parents, de son milieu, puis victime d’un viol, elle ne se résigne pas. Que ce soit avec ses rapports amoureux avec Spikey, relation dans laquelle elle découvre son corps, le désir physique, que ce soit avec Monsieur Hunt, un anglais plus âgé avec lequel elle se marie par nécessité et qu’elle quittera pour Rachid, peu à peu, Li Mei s’autonomise pour finalement accéder à sa liberté de femme.


Ne pas savoir grand chose de Li Mei, la traiter juste en esquisses, par touches, sans approfondir le personnage en apparence, est un choix délibéré de Guo Xiaolu qui permet d’une part de faire de Li Mei, une figure représentative de la jeunesse chinoise mais aussi en ne rentrant pas dans un portrait psychologisant, Li Mei devient cette figure de liberté, d’émancipation des femmes.
Guo Xiaolu laissera finalement son personnage voguer de ses propres ailes car enfin Li Mei semble s’être réalisée.
"Une Chinoise"
Réalisation: Xiaolu Guo
Chine / Grande-Bretagne
avec
Mei : Huang Lu
Spikey: Wei Bo
Monsieur Hunt: Geoffrey Hutchings
Rachid: Cris Ryman