26/01/2011

ENTROPIE HETEROTOPIQUE ?
















Emmanuelle Lainé, sans titre ("Effet cocktail"), 2010
Photographie : André Morin
Courtesy Triple V, Paris.



Une pièce déserte, vidée de ses meubles… Contre les murs, seules quelques étagères, de rares documents, posés au sol, punaisés. Par terre, des résidus divers… Au milieu de la pièce trône une sculpture, mélange de matières organiques, végétales, résineuses, formant comme des strates….
Etrange impression, entre abandon, attente et latence…


Emmanuelle Lainé, dans « Effet cocktail » nous présente son atelier, plus exactement, des photographies de son lieu de travail.
« Effet cocktail » vient s’inscrire dans une longue tradition. En effet, nombreuses sont les représentations d’ateliers dans l’histoire de l’art occidental. Ces représentations d’ateliers prirent souvent valeur de manifestes, venaient témoigner d’une adhésion à leur temps, ou du moins souvent de faire état des progrès de son époque, ainsi cette gravure d’Alberti, où l’étude de l’anatomie évoque la médecine et ses enjeux. Emmanuelle Lainé n’est pas si éloigné de cette démarche.




Alberti « académie de peintres »


Des documents trainent, épars, un livre de Goethe, planche de phrénologie, les photographies d’un cas d’hystérie faite par Charcot, d’un ancêtre de l’ordinateur et une autre photographie reproduisant le quatrième état de la matière : le Plasma… En cela, Emmanuelle Lainé rejoint cette tradition de la représentation d’atelier mais en établissant une chronologie qui mènerait des Lumières à nos jours.

Ces documents participent évidemment d’une archéologie de la création, ainsi les vestiges, les restes d’anciennes expositions qui habitent l’atelier… Travaux en cours, déjà exploités, ou encore comme cette sculpture, destinée à être éphémère…

Montrer un atelier, enjoint à participer à ce qui constitue, le paysage mental de l’artiste.




Emmanuelle Lainé, sans titre ("Effet cocktail"), 2010
Photographie : André Morin
Courtesy Triple V, Paris.



Pour cela, Emmanuelle Lainé prend le parti de nous placer au centre de cet atelier, celui-ci est présenté sous forme de panoramique, les tirages photographiques sont agrandis à échelle humaine de façon à couvrir une grande partie de l’ espace d’exposition. Elle nous place au centre de ce paysage mental, effet renforcé par le fait que la sculpture située au centre de l’atelier. L’espace de perception est inversé. Nous ne tournons plus autour de la sculpture, elle nous encercle, nous entoure de sa présence, nous scrute…

Ne serait-il pas question de monde révolu, déjà disparu ?

Emmanuelle lainé semble établir une similitude entre atelier d’artiste et laboratoire scientifique : lieu d’étude, de recherche, de spéculation aussi, penser le monde au présent et aussi au futur…








Beaucoup de ses travaux artistiques ont à voir avec le monde scientifique, avec des œuvres comme « Goldfingia », inspiré d’un ver d’eau, le siponcle, remontant au cambrien ou encore comme « Extraballe », sphère en polyuréthane élastomère aux vertus rebondissantes, n’a-t’elle pas fait breveter une œuvre « Le discoplane » comme le premier frisbee démontable ?

Ces spéculations ont portés parfois les scientifiques à « fictionner », afin d’appréhender le monde… Emmanuelle Lainé interroge dans ses travaux, cette part d’utopie, qui loge dans la science… ll fut un temps où la science prétendait pouvoir satisfaire ou exprimer les rêves les plus fous… L’idéologie positiviste, la foi en la science irriguait toute une pensée occidentale, foi en l’avenir, au progrès… Il suffit de penser aux premiers livres d’anticipation, Jules Vernes, par exemple… Puis vinrent vite le temps des désillusions, les camps d’exterminations nazis, « Hiroshima », la confiance dans les grandes utopies modernistes s’est peu à peu éteinte, la confiance en l’avenir par voie de conséquence…





Emmanuelle Lainé, sans titre ("Effet cocktail"), 2010
Photographie : André Morin
Courtesy Triple V, Paris.



« Effet cocktail » témoigne de ces années d’utopies où les avant-gardes artistiques à l’instar de la science, pensaient changer la vie, changer le monde.
L’atelier serait-il alors ce lieu où viennent se réfugier les dernières utopies, un lieu refuge où l’on pourrait encore envisager une hétérotopie ? Loin n’est moins sûr. Emmanuelle Lainé témoignerait – elle aussi de la disparition de cet espace spécifique hérité d’une conception classique de plus en plus remplacé par une pratique nomade, d’ « atelier éclaté » comme dirait Pierre Buraglio.

« Effet cocktail » nous laisse sur une terre en friche, où rien de tangible ne perdurerait, à l’instar de cette sculpture éphémère.





Emmanuelle Lainé
Effect cocktail
du 07 janvier 2011 -au 05 février 2011


Triple V
24 rue Louise Weiss

75013 Paris France
info@triple-v.fr
www.triple-v.fr
tél : +33 (0)1 45 84

19/01/2011

Trans(es) machiniques


















« Between the lines »de mounir fatmi … Une invitation à lire entre les lignes, saisir, interroger les entre-deux, par delà les dualités, les principes binaires...


Les interpénétrations culturelles nourrissent le travail de mounir fatmi. Celui-ci ne cesse de mélanger, de confronter, de mixer, de dialoguer entre les cultures, d’abord la sienne, le Maghreb, par extension, celle du monde musulman et celle du monde occidental.... mounir fatmi : de partout et nulle part…





"Et pourtant elle tourne ! Révolution #1 "
courtesy @ galerie Hussenot






Les relations entre cultures, provoquent souvent frottements, antagonismes, incompréhensions, se scellent généralement sous le sceau du conflit. mounir fatmi pourrait se contenter et jouer de ces antagonismes, juste les relever, les pointer du doigt, mais son travail échappe à un dualisme binaire comme occident/orient, nord/sud…
Celui-ci propose un réel travail hybride où chaque culture se mélange, s’interpénètre. Travail qui, pour reprendre l’idée phare d’Edouard Glissant, où le mixage prendrait valeur programmatique, où l’on peut parler d’identité ryzhome, d’une identité-relation qui vient là s’opposer à une identité-racine. L’entre-deux chez mounir fatmi ne résulte pas d’une attitude de retrait mais introduit une polysémie où chaque pièce présentée se charge d’une multiplicité de sens. « Les chutes », caisse renversée, de laquelle viennent se répandre au sol des lettres en métal de l’alphabet arabe, nous convient à l’assemblage, à la recomposition sans cesse renouvelée. Cette pièce est emblématique de la démarche de mounir fatmi. Invitation à la réécriture à laquelle mounir fatmi nous fournit les outils.



"Les chutes"

courtesy @ galerie Hussenot



Les projections de mounir fatmi comme « Technologia » ou « Modern Times a history of the machine » ont beaucoup à voir avec les « Rotoreliefs » ou « La broyeuse de chocolat » de Marcel Duchamp,

Ils renvoient aussi au soufisme, aux derviches tourneurs, dont les corps par leurs danses, reliant la terre et le ciel, deviennent intercesseurs entre le divin et le profane, aux cantillations entêtantes des versets du Coran, aux moulins à prières tibétains, à la obsédante « Dream-machine » de Brion Gysin.





"Dream machine"


Ces deux œuvres et à un degré moindre « Mixologie » nous sollicitent notre participation à une expérience rétinienne hypnotisante comme avec la « Dream machine ». Impossibilité de fixation du regard, avec le point focal comme ligne de mire, base de la perspective.
Saisie impossible du synchronique et du diachronique, qui renvoie à une instabilité, au manque de repère, au tourbillon d’images, d’informations qui, incessamment nous sollicitent. Rappel aussi à notre multiplicité.

« Modern Times, a history of the machine »... Le film de Chaplin dans lequel celui-ci échappe de peu à la grande broyeuse mécanique ... Des temps révolus ? Celui du modernisme et de l’avant-garde maintenant classée comme notions historiques et caduques dont mounir fatmi prendrait acte ?
Rouages qui, peu à peu échappent à la main ouvrière. Ces rouages, ces mécaniques, symboles et incarnations d’une rationalité capitaliste menant au Fordisme… Epoque du modernisme industriel qui s’efface pour laisser place à un stade moins palpable…

Rouages devenant maintenant virtuels jusqu’à l’évacuation de l’idée même de prolétariat, de lutte de classe dans nos sociétés, mais rouages et mécaniques qui se retrouvent délocalisées, en Asie, au Maghreb... « Modern Times, a history of the machine », machinerie, moteur virtuel qui tourne à vide, pour lui-même, qui ne produit rien.

Bien qu’il s’en défende, difficile de ne pas tenter de lire ici, un art intégrant une dimension politique critique envers un emballement incontrôlé d’une nouvelle forme du capitalisme… Dont le post-modernisme serait l’émanation ?



"Kissing Circle # 3"

courtesy @ galerie Hussenot


L’utilisation des câbles d'antennes coaxiaux, des bandes magnétiques de VHS, matériaux de prédilection chez mounir fatmi pour constituer ses tableaux ou installations, renforcent cette idée de flux permanent, ininterrompu qui irrigue notre contemporain, nos relations à l’autre.
La récurrence du vocabulaire formel, fait de cercle, de rosaces, de calligraphie, la récurrence des matériaux vient creuser cette idée de répétition, de circulation, de passage. Posture critique aussi de mounir fatmi constatant la perte de repère de l’humain perdu dans cet entrelacs de communication qu’il ne contrôle plus.

Cette installation intitulée « Merh Licht ! » fait de photocopieuses sur lesquelles sont posés des néons, du flash qui tente de saisir la lumière de ces néons, joue sur la répétition, la copie, sur l’idée de reproductibilité. Mais aussi joue lumière contre lumière, saisir une lumière par une autre lumière, provoque ainsi une aporie. mounir fatmi cherche et joue de la perturbation.
Comme dans « mixologie », les diques sur la platine de mixage sont recouvert de calligraphie arabe et sont sans cesse tournés de gauche à droite et de droite à gauche, gênant le sens de la lecture de ces caractères… Perturbation visuelle et réflexion sur les déplacements, les frottements, les interactions culturelles… Interrogation sur la musique, industrie culturelle mondialisée par excellence et de son rapport à l’Islam. Là encore, mounir fatmi vient se glisser dans l’entre-deux, vient jouer de la polysémie.

mounir fatmi vit dans un monde en mouvement, instable, fait de déplacements, de glissements, de frottements, un monde dont la lecture n’est guère aisée, son travail en témoigne.

MOUNIR FATMI

"between the lines"

du 8 janvier au 24 février

galerie Hussenot

5 bis, rue des haudriettes

75003 paris

téléphone : 01 48 87 60 81

fax : 01 48 87 05 01