31/05/2012

MOHAMMED BOUROUISSA , EUGENE DELACROIX ET LES AUTRES






 Léon Riesener  (Portrait de Delacroix les mains levées, 1842, daguerréotype, 5.4x4.1cm, ©Petit Palais / Roger Viollet).


















Le photographe Mohammed Bourouissa, né à Blida en 1978, fréquente, revisite avec assiduité la peinture dans ses photographies; Le Caravage, Géricault, Piero della Francesca. Les relations entre le photographe et la peinture ne vont pas sans la part d’une certaine  ambigüité. Mais la grande affaire qui préoccupe le photographe semble être Delacroix qui l’inspire particulièrement. Bourouissa : un photographe de la citation ?




La photographie peut être considérée comme un art transversal. En effet, la faculté de s’approprier, définir ou redéfinir, ce médium à l’aune d’autres champs artistiques, le pouvoir de reproductibilité en font un art particulièrement capable de s’adapter, d’absorber ces autres champs, de les intégrer dans un processus historique et/ou citationnel. Ces facultés, ces capacités inhérentes à la photographie ne présentèrent pas, loin sans faut, toujours une évidence pour tous, surtout à son apparition. Ces facultés furent amenées à se développer avec l’histoire et la pratique de ce médium, sommes toutes, relativement neuves. 


Nous ne présenterons pas  Eugène Delacroix, peintre de la première moitié du 19ème siècle dont l’œuvre est mondialement connue. Il s’agira plutôt, ici, d’esquisser principalement des hypothèses sur les interactions que peuvent entretenir les œuvres du peintre avec les photographies de Mohamed Bourouissa, d’évoquer aussi de façon plus succincte ses relations avec d’autres peintres, sous les hospices de ce pouvoir transversal.








Les balbutiements de la photographie, par l’intermédiaire du Daguerréotype, sont contemporains du vivant de Delacroix. Les réactions face à ce nouveau médium ne firent pas attendre. Nombres d’artistes de cette période voient ce progrès d’un mauvais œil et ne considèrent pas alors la photographie comme un art à part entière. Il suffit de lire, par exemple, les anathèmes lancés par Baudelaire contre celle-ci : « la plus mortelle ennemie de l’art » ne déclare-t-il pas dans « le public moderne et la photographie » parus lors du salon de 1859 ?


« Même si Delacroix a toujours observé une attitude bienveillante vis-à-vis de la photo, s’il a dessiné d’après des épreuves photographiques qu’il a réalisé en collaboration avec Daniel Durieu, il n’imagine guère qu’elle puise relever de l’art » André Rouillé in La photographie.




Rappelons les reproches imputés à ce médium lors de son apparition et de son développement.
Le premier et non des moindres concerne la question du simulacre ; la photographie ne reproduit pas l’objet (tel qu’il est) mais son apparence. Mais son apparence cherche à atteindre l’objectif d’être indiscernable. Condamnation à la dissemblance, donc : déformer l’objet tout en se faisant passer pour lui.
Donc, l’un des reproches surgit directement des préceptes platoniciens : ressembler veut dire ne pas se confondre avec l’objet, l’art se doit à l’inexactitude. Il est le résultat des infidélités voulues et au sacrifice des apparences. 












« l’infirmité de la photographie est paradoxalement sa trop grande force de précision et de justesse, elle offusque et fausse la vue, elle menace l’heureuse impuissance de l’œil d’apercevoir les infinis détails »
 «  Pour le peintre, imiter, consiste surtout à s’élever du monde sensible au monde des idées et  ressembler diffère d’un fait matériel » 
Eugène Delacroix « Journal » 


Ce à quoi, Bourouissa répond par ce travail de mise en scène qu’il élabore dans le choix de ses sujets photographiques. Choisir, disposer, mettre en scène, implique la concentration, d’abord du concepteur, puis du du regardeur, qui focalise sur la scène et non sur les détails. Bourouissa n’imite pas, il reconstruit. Les jeux de regards, fortemment appuyés chez le photographe y contribuent, et éliminent la notion de hors-champs, du détail, de la précision, il faut préciser que  Bourouissa ne joue pas de l’artifice du flou et présente une image nette, presque policée, qui font apparaitre les détails. Mais ceux-ci deviennent secondaires. L’attention se porte sur le sujet.






courtesy@mohammed Bouroussa


Delacroix n’est pas hostile à la photographie mais il la cantonne à un rôle subalterne, celui d’auxiliaire, c’est-à-dire un supplétif docile à la création véritable. ll considère celle-ci, avant tout, comme une machine didactique à l’usage des artistes, pour les aider, grâce à sa perspective exacte, à acquérir un œil juste et grâce aux reproductions, à mieux connaitre les tableaux des maitres.


Selon lui, « le Daguerréotype est plus que le calque, il est le miroir de l’objet, qu’une copie, fausse en quelque sorte à force d’être exacte ». Là encore, surgissement d’une vision platonicienne..


Ici, intervient le second reproche, la notion sacro-sainte de sacrifice chère à la peinture classique. La photographie, par la captation des détails, ne sacrifie pas et enregistre tout. Il n’y a pas de hiérarchisation dans les choix. Ce à quoi s’opposent les peintres qui pour eux cette notion de sacrifice est primordiale. La peinture est d’abord un art du choix.




« Inflexible  perspective qui fausse la vue des objets à force de justesse, à sa prétention à tout rendre, avec la photographie, l’accessoire est aussi capital que le principal » 
« Quand un photographe prend une vue, vous ne voyez jamais qu’une partie découpée d’un tout. Le peintre travaille par addition, le photographe par soustraction. Il découpe la continuité du visible, le reflet n’apparait que comme le reflet d’un tout. »
Delacroix « journal »


Ironie de Bourouissa ? L’une de ses photographie s’intitule justement le reflet.






(Eugène DurieuNu féminin assis sur un divan, la tête soutenue par un bras, planche XXIX de l'Album Durieu, papier salé verni d'après négatif papier, 14x9.5cm, ©BNF)


Les diatribes sur ce nouveau médium fusent donc.
Cette série de reproche donnera d’ailleurs lieu à un mouvement photographique : le Pictorialisme, avec pour but ; la  tentative d’ériger la photographie comme un art à part entière et capable de rivaliser avec la peinture sur son propre terrain. Depuis, les données ont changées et la photographie est bien reconnue comme un art à part entière. 














L’importance du hors-champ, des focales,  l’usage de la profondeur de champ, à mesure des progrès, de l’évolution technologique de la photographie et de ses deux composantes : l’optique et le support, impliquent justement à ce que les photographes fassent un choix. Alors, il apparait nettement que l’accessoire n’est plus aussi capital que le principal.


Bourouissa, photographe contemporain, mais aussi vidéaste, n’est pas sans ignorer ces reproches historiques et y apporte des réponses originales, se positionnant d’emblée dans le champ de l’histoire Il détourne les argumentaires négatifs fait à la photographie, en joue, ou plutôt les déjoue d’une habile façon et entretient avec ses modèles, un dialogue fécond. L’une de ses réponses est donc, comme nous l’avons vu précédemment, le travail de mise en scène mais aussi l’évacuation du hors-champ. Bourouissa nous situe d’emblée dans le sujet. 




courtesy@mohammed Bouroussa




S’inspirer de Delacroix, une position paradoxale ? 




Pas tant que cela. Bourouissa fait partie de la « photographie plasticienne » pour reprendre les termes de Dominique Baqué, voire d’une approche conceptuelle de la photographie. Usage de la mise en scène, de la théâtralisation, influence du cinéma et de la photographie documentaire en quête de témoignages de son environnement, d’un milieu social, d’une récurrence de sujets.




courtesy@Mohammed Bourouissa


Il joue du changement de régime des images. Il n’est d’ailleurs pas le seul non plus à reprendre le citationnel. Des photographes aussi différents dans leur démarche, en usent, ainsi Christian Milovanoff avec des séries comme « le Louvre revisité » 1986, ou encore « Conversations pieces » 1988,  l’une des références de Bourouissa se trouve être Jeff Wall.
Pour citer Dominique Baqué, Bourouissa pourrait se définir dans cette lignée de photographes.
« Ne pas déplorer la perte du grand art, mais l’intégrer dans une entreprise de reconstruction critique de la peinture, qui va s’articuler autour de la photographie comme médium »








Delacroix, ainsi que Géricault peuvent être défini comme peintres d’histoire. Bourouissa, dans l’une de ses photographies, reprend, s’inspire, plus exactement, de « La liberté guidant le peuple » de Delacroix. Au-delà de la thématique, toujours d’actualité, rapports de pouvoirs, prise en main de son destin. Une obsession revient sans cesse, celle de l’immigration. Bourouissa n’incite-t-il pas à un jeu d’aller-retour entre Orient et Occident ? , Delacroix est un peintre attiré par l’orient. Un orient souvent fantasmé en direction d’un public friand d’exotisme. L’Algérie vient à peine d’être conquise par le général Bugeaud. Il suffit de penser au tableau « La mort de Sardanapale » par exemple, ou aux « odalisques ». 









Bourouissa vient briser le mythe, mais prend en charge le cours d’une l’histoire souvent tragique par cette filiation qui le conduit de l’orientalisme de Delacroix aux cités urbaines. 
Le photographe parcourt les conséquences lointaines de ces conquêtes ; immigration, création des cités où sont, la plupart du temps, parqués ces enfants issus de l’immigration. Quels contrastes alors s’offrent avec ces peintures.de couleurs vives, avec ce monde presque idyllique, aux farouches cavaliers, aux beautés des harems. avec celles de Bourouissa, aux horizons bouchés par les barres d’HLM, dans cette promiscuité, cette vacuité émanant des adolescents vivant dans ces cités. Mais les images de Bourouissa, à l’instar de celle de Delacroix, se détournent, deviennent aussi, en quelque sorte aussi artifices, théâtralités, jouent aussi sur des fantasmes bien contemporains, celui de l’  « homo citéum ». 


D’un point de vue formel, Bourouissa, comme chez Delacroix, scande aussi la vivacité des couleurs, tenues de sports aux couleurs vives, il s’avère coloriste.. En opposition aux mouvements induits dans les tableaux de Delacroix, Bourouissa impose une image apparemment figée mais qui reprend à son compte les lignes directrices, souvent sinueuses des structures de Delacroix. 








Les scènes de groupes viendraient plutôt s’inspirer, elles, de Géricault. Il revient aussi sur cette sacro-sainte notion de sacrifice tant reprochée à la photographie en jouant sur les perspectives avec lesquelles il triche volontairement, influence de Piero della Francesca ? Nous présentant à la fois une image presque froide   .  . 
Cette « reprise » qui pourrait s’interpréter comme un immense pied de nez à l’un des plus grands peintres du XIX ème siècle qu’il admire.






courtesy@Mohammed Bourouissa


 Mais Bourouissa ancre aussi son travail dans une théâtralité, une mise en scène qui dépasse la photographie document mais renvoie au manque de sacrifice reproché par les peintres à la photographie.


« La photographe prend, le peintre compose. La toile est une totalité, la photographie n’est qu’un fragment. »
André Rouillé in La Photographie
                                                                                                                par Valéry Poulet







16/05/2012

INTERVIEW : RÉGIS PERRAY ARTISTE


C’est sur le Sol Marseillais que finalement j’ai rencontré Régis Perray artiste Nantais, exposé actuellement et ce jusqu’au 19 Mai 2012 à la galerie Didier Gourvennec Ogor.
L’exposition Les bouts du monde, se décline sous plusieurs formes et espaces dont Régis tel un archéologue, collecte, creuse, fouille, scrute, archive, répertorie et propose un univers humaniste et social. Du mur au sol, de l’enfance à l’imaginaire, du territoire à l’espace, Régis Perray dans sa proposition artistique nous place au cœur de son œuvre. A la fois tendre, poétique, frontal, monumental et inattendu, le travail de l’artiste nous est familier et pourtant surprenant si on y regarde plus attentivement. Sols, frontières, routes, sable, terre, rochers, matières, paysages, humains, mots, tout nous est dévoilé sans jamais rien imposé bien au contraire il nous ouvre une voie du possible.
Apprendre à voir, véhiculer, transmettre et ressentir voilà ce que je retiens du travail de Régis Perray.

La suite sur le lien de alternatif-art
ITW Régis Perray

« Le marketing détruit tous les outils du savoir »



Une fois n'est pas coutume, il paraissait intéressant de diffuser ce texte de Bernard Stiegler, 

Un grand merci à Basta pour la publication de ce texte !


Bernard Stiegler : « Le marketing détruit tous les outils du savoir »

PAR RÉDACTION (20 MARS 2012)
Vous êtes fatigués des petites phrases, des analyses politiques et médiatiques incapables de se projeter au-delà du prochain sondage ?Basta !, en partenariat avec Soldes, la revue « pop et intello », vous propose une interview fleuve du philosophe Bernard Stiegler. Disciple de Derrida, il dirige l’Institut de recherche et d’innovation et a cofondé l’association Ars Industrialis. Face à la domination du marketing et à l’hégémonie du capitalisme financier, qui font régresser nos sociétés, il est urgent, pour Stiegler, de changer de modèle : passer d’une société de consommation à une économie de la contribution, qui aurait pour pilier la révolution numérique.
  • Réagir à cet article
  • Recommander à un-e ami-e
  • Augmenter la taille du texte
  • Diminuer la taille du texte
  • Imprimer
Texte publié intégralement dans la revue Soldes [1], que vous pouvez vous procurer dans l’une de ces librairies ou lors de l’événement organisé au Point éphémère à Paris le 24 mars (voir à la fin de l’article).
Peut-on sortir de l’ère industrielle ?
J’ai la conviction profonde que ce qu’on appelle humain, c’est la vie technicisée. La forme de vie qui passe par la technique, qu’elle soit du silex taillé ou du silicium, organisée comme aujourd’hui par un microprocesseur ou par autre chose. Dans tous les cas, nous avons affaire à de la forme technique. L’individuation psychique, c’est-à-dire la manière de devenir ce que je suis, l’individuation collective, la manière dont se transforme la société dans laquelle je vis, et l’individuation technique, la manière dont les objets techniques se transforment, sont inséparables. Un homme qui vit sur une planète où il y a un million d’individus n’est pas le même homme que celui qui vit dans une société où il y a sept milliards d’individus. Sept milliards, cela veut dire sept mille fois plus ! Ce sont des facteurs colossaux.
Quand on appréhende les questions dans leur globalité, il est inconcevable de faire face à cette poussée démographique avec des moyens non industriels. Ce n’est pas possible. La question n’est pas de sortir du monde industriel, parce que ça, c’est du vent. Les gens qui disent cela sont des irresponsables ! La question est d’inventer une autre société industrielle, au service de l’humanité et non pas du capital. Des gens ont rêvé de cela. On les appelait des communistes. Marx est le premier philosophe à avoir dit que l’homme est un être technique. Mais Marx et le marxisme, c’est très différent ! Il faut repenser en profondeur, premièrement, qu’est-ce que la technique pour l’être humain ; deuxièmement, sa socialisation ; et troisièmement, le projet d’économie politique qui doit accompagner une industrialisation. Le problème n’est pas l’industrie, mais la manière dont on la gère. Elle est sous l’hégémonie du capitalisme financier.
D’où vient cette hégémonie du capitalisme financier ?
En 1977, au moment du mouvement punk, c’est l’enclenchement d’une catastrophe annoncée. La droite radicale pense : il faut remplacer l’État par le marketing. En 1979, arrivent Thatcher puis Reagan en Grande-Bretagne et aux États-Unis, les conservateurs tirent les conséquences de ce qu’on appelle la désindustrialisation. L’énorme RCA (Radio Corporation of America, ndlr) est rachetée une bouchée de pain par Thomson, l’électronique part au Japon, Thatcher a compris que la grande puissance du Commonwealth touche à sa fin. Donc, pour pallier à la déroute de la puissance industrielle, ils se lancent tous les deux dans la spéculation financière. Tout ce système qui s’est écroulé en 2008 a été mis en place à cette époque, c’est l’école de Chicago. Ils dérèglent tout, les puissances publiques, le système social, et de manière systématique. Ils vont tout dézinguer. La conséquence de tout cela, c’est la destruction des savoirs et une nouvelle prolétarisation généralisée.
Comment s’opère cette destruction des savoirs ?
Les institutions familiales, l’éducation, l’école, les systèmes de soin, la sécurité sociale, les partis politiques, les corps intermédiaires : tous les outils du savoir sont systématiquement détruits, le savoir-faire (les métiers, les techniques), le savoir-vivre (le comportement social, le sens commun), le savoir-penser (la théorisation de nos expériences). Les lieux où se développaient ce que les Grecs et les Romains nommaient la schola. Tout cela a cédé face au goût vers la satisfaction immédiate, à la pulsion infantile égoïste et antisociale. Alors que le désir est le départ d’un investissement social.
Aujourd’hui, 180 millions de Chinois sont dépressifs et partout ailleurs les gens sont dépressifs. C’est grave, plus personne n’est pilote, l’avion vole de lui-même. Nous ne sommes pas encore dans l’apocalypse, nous sommes dans un « ton apocalyptique » qui est perçu par tout le monde. Dans les rues à Paris, au bistro en face, là, vous discutez avec les gens, il y en a de toutes les nationalités et ils sont tous d’accord sur une chose, c’est que ça va mal et que personne ne voit comment sortir de là. L’organisation de la destruction de tout cela, c’est le marketing. C’est le fer de lance programmé depuis 1979 par les économistes libéraux de l’école de Chicago.
Le marketing triomphant… ?
Ce qui s’est mis en place dans les années 1950 avec le développement des médias de masse, c’est le projet d’Edward Bernays, le neveu de Sigmund Freud. Edward Bernays, concepteur du "public relation", est convaincu que pour faire adopter des idées ou des produits par des individus, il faut s’adresser à leur inconscient et non à leur conscience. Son idée est de faire consommer les Américains de plus en plus en détournant leurs désirs, en court-circuitant leurs pulsions. Sur la base d’une théorie freudienne, Bernays construit une stratégie de développement du capitalisme qui permet de capter, de contrôler, de canaliser chaque individu et de l’orienter vers les objets de l’investissement économique, les objets de consommation.
Le but est de prendre le pouvoir sur le psychisme de l’individu afin de l’amener à un comportement pulsionnel. Cette captation est évidemment destructrice. On canalise le désir vers des moyens industriels et pour ce faire, on est obligé de court-circuiter l’énergie libidinale et tout son dispositif, parce que l’énergie libidinale est produite dans un deuxième rang, ce n’est pas une énergie primaire, les énergies primaires ce sont les pulsions. C’est ce qui nous rapproche des animaux. Nous sommes tous habités par des pulsions et nous pouvons nous comporter comme des bêtes. Nous sommes témoins d’une régression des masses, qui n’est plus une régression des masses politiques mais une régression des masses de consommateurs. Le marketing est une des grandes causes de désaffection du public pour le progrès. Le marketing est responsable de la destruction progressive de tous les appareils de transformation de la pulsion en libido.
Comment enrayer cette régression, ne pas en rester à nos pulsions de consommateurs ?
Herbert Marcuse a fait un discours important en 1953 sur le processus de désublimation. À l’époque, ça fait six ans que la télévision fonctionne, et il voit déjà comment va s’accomplir le processus. En 2011, on observe avec une conscience planétaire ce processus de désublimation prédit par Marcuse il y a plus de cinquante ans. La sublimation, beaucoup sont d’avis de dire que c’est un cas un peu exceptionnel de la libido. Dans un texte précis, Freud dit : « La libido, c’est la sublimation. » C’est-à-dire que de près ou de loin, il n’y a pas de libido sans idéalisation de l’objet de celle-ci. Il n’y a pas d’idéalisation sans sublimation. Si j’aime un artiste ou si je suis prêt à libérer mon pays, c’est le même processus. Derrière cela, il y a le sacré. On en parlait couramment autrefois. Marcuse pose l’hypothèse qu’il n’y a pas de possibilité de lien social sans un processus de ce type-là, sans idéalisation.
Peut-on retrouver le goût de la sublimation, de l’idéalisation ?
Il faut profiter de cette prise de conscience pour renverser le processus, pour transformer la panique en nouvel investissement. La nouvelle lutte a commencé dans le nord de l’Afrique. Apprenons à faire de la thérapeutique. Il s’agit de reconstruire progressivement les savoirs et les saveurs. C’est le travail de l’artiste, c’est de la création et de la technique. L’artiste doit être un technicien. Ce que vous faites est très important. Même si l’art conceptuel semble avoir effacé toute la technicité de l’art. Le conceptuel est aussi de la technique. En tant que fabricant de concepts, je me considère comme un artisan. Je peux vous dire que mes concepts, je les usine. (Bernard Stiegler place ses deux mains en étau puis mime le façonnage d’une pièce). J’ai un établi, j’ai besoin d’un étau pour bien les serrer, ça se passe dans la matière. C’est une technologie matérielle. Je suis un manuel.
Qui sont ces artisans thérapeutes de nos sociétés en régression ?
Je compte moyennement sur le monde économique et le monde politique. Quand je dis « nous devons », je compte plus sur les scientifiques, les artistes, les philosophes et tous au sens large : les profs, les juristes, les psychologues, les soignants, tous ceux qui prennent soin du monde. Nous avons tous besoin d’ouvrir une discussion avec la vie parce que plus rien ne se fera sans une volonté indépendante des pouvoirs. Aujourd’hui, il est évident que l’utilisation des réseaux numériques est fondamentale parce qu’ils sont de nouveaux systèmes d’écriture et de publication. Nous vivons l’émergence d’une nouvellepoliteia planétaire : nouveau temps, nouvel espace, qui se disent en latinrespublica, la chose publique ; en grec politeia. Un retour aux origines de la démocratie.
Avec Internet et les nouvelles technologies de l’information comme outils ?
Le web, c’est l’ère industrielle de l’écriture. Le numérique, c’est de l’écriture. Une écriture faite avec l’assistance d’automates, de moteurs de recherches, de serveurs, d’ordinateurs, qui se propage à la vitesse de la lumière, est évidemment technique, et de dimension industrielle, car elle suppose des infrastructures de type Google. Soit trois millions de serveurs, trois pour cent de la consommation électrique de tous les États-Unis. C’est une industrie de dimension mondiale qui permet de développer toutes sortes de choses extrêmement intéressantes. La révolution numérique crée une situation nouvelle sur le plan économique et politique et c’est là que Marx regagne de l’intérêt, il ne pense pas la politique sans l’économie et réciproquement. Nous pensons, à Ars Industrialis [2], que cela rend possible l’émergence d’un nouveau modèle industriel. L’évolution humaine est indissociable de l’évolution technique.
La technique peut-elle aussi provoquer des régressions...
Pensons une pharmacologie générale où la technique est un remède (un facteur de progrès) si elle contribue à intensifier les possibilités d’évolution des individus psychiques et sociaux, et un poison (un facteur de régression) lorsqu’elle conduit à court-circuiter ces mêmes individus. Après le protocapitalisme que décrit Marx, puis le capitalisme consumériste, celui que décrit Marcuse, il y a maintenant un troisième modèle industriel qui émerge depuis la crise de 2008. Et je ne sais pas s’il restera capitaliste longtemps, je vous dirai que je m’en fous.
Microsoft a divulgué ses codes sources parce qu’il a fini par comprendre que la dynamique des logiciels libres est beaucoup plus forte que celle des propriétaires. Un rapport de la Commission européenne prévoit qu’en 2014 le logiciel libre sera majoritaire. Aujourd’hui une multitude de domaines s’établissent sur ce modèle libre (Linux, Wikipedia…). C’est ce que nous appelons l’économie de la contribution. C’est une reconquête du savoir, une déprolétarisation. De grands mouvements fondamentaux se mettent en place, et il est indispensable que nous, thérapeutes, accompagnions, théorisions, critiquions avec joie, courage et modestie !
Qu’est-ce que cette économie de contribution ?
L’économie contributive existe déjà, elle est déjà extrêmement prospère et elle s’imposera parce qu’elle seule est rationnelle. Une politique industrielle contributive est en train de rompre avec le modèle consumériste. Elle s’est développée dans le domaine du logiciel, qui est aujourd’hui tiré par le modèle contributif. Toutes les grandes boîtes comme Google reposent sur cette culture. Et c’est ça qui est en train d’inventer l’avenir. Et nous pensons que ces modèles-là sont expansibles à beaucoup de secteurs. Y compris à la construction du monde énergétique.
Le problème n’est pas de passer du pétrole au nucléaire, ou du nucléaire aux énergies renouvelables. La question fondamentale, c’est de créer des réseaux, des « smart grids » (réseau intelligent, ndlr) contributifs. Là il y a du soleil, on va baisser les rideaux, ça va produire de la chaleur qu’on va canaliser et mettre en commun sur des serveurs d’énergie. Beaucoup de monde travaille là-dessus. Je connais deux architectes de l’école polytechnique de Zurich, une des meilleures écoles scientifiques du monde, qui soutiennent que le photovoltaïque suffit entièrement à satisfaire les besoins énergétiques. Mais cela ne se développe pas parce que c’est contraire aux intérêts des spéculateurs.
Je pense qu’il faut relancer une critique de l’économie politique qui repose sur la sublimation, et fait que les gens s’investissent dans des projets contributifs. En économie, il y en a de plus en plus. Comme Wikipedia. C’est inouï. Sept personnes font marcher Wikipedia – quatre-vingt treize salariés. Salariés au service de centaine de milliers de contributeurs, dont je fais partie, et des millions d’internautes dans le monde. Ils contribuent par amour de faire quelque chose de bien. Et ce bien qu’ils font produit beaucoup de valeur économique. Wikipedia produit une utilité sociale énorme. Et il faut trouver des moyens de le valoriser économiquement sans le monétariser ! Car sinon, ça devient du business, et les actionnaires rentrent…
Quel rôle pour les nouvelles générations ?
C’est le problème le plus urgent, le plus fondamental, il faut montrer aux jeunes générations ce recyclage possible. Avec eux, on peut devenir beaucoup plus intelligents. L’intelligence n’est pas une compétence mentale ou neurologique, c’est une compétence sociale. Il faut reconstruire une intelligence intergénérationnelle, ça passe par la technique parce que aujourd’hui, ce qui fait les générations, ce sont les mutations technologiques. Après l’analog native, dont je suis (les enfants du cinéma et de la télé), nous avons les enfants du Net, qui inventent des tas de choses. Il est urgent de faire la critique des générations successives, les analog natives, aussi les litterate natives, et les print natives ; Luther était natif de l’imprimerie, Socrate était natif de la lettre. La technique est fondamentale dans la construction de l’intergénérationnel. Autrement dit, de ce qui relie l’inconscient à la conscience.
Quand je parlais tout à l’heure des nouvelles technologies, je le prends au sens kantien. Kant, c’est la critique de la conscience. Je veux que l’on fasse une critique de l’inconscient. Je veux aussi laisser s’exprimer une critique qui vient de l’inconscient. Et ça c’est le problème de 68. N’avoir pas su penser une critique de l’inconscient. Le faire est urgent. Freud disait de lui-même qu’il était un grand rationaliste. Repensons la critique des Lumières à partir de la question de l’inconscient. Les seuls qui l’ont fait ce sont les capitalistes, les gens du marketing, qui sont de plus en plus aguerris sur ces questions. Ils en ont tiré un maximum, en ont fait de véritables instruments de domination.
Cette économie de la contribution passe-t-elle par l’éducation ?
À Ars Industrialis, nous disons que le modèle américain, the American Way of life, est épuisé. Nous considérons qu’une nouvelle industrie est en train de se mettre en place, une industrie de la contribution. Nous pensons que cette industrie de la contribution, il faut la mettre en œuvre en développant une politique de recherche. Une politique éducative d’un genre tout à fait nouveau. Non pas en faisant une dixième réforme de l’Éducation nationale, d’une manière ridicule et administrative, non. En posant les problèmes comme ils doivent être posés. Réunissons des philosophes, des mathématiciens, des physiciens, des historiens, des anthropologues… Cela ne se fait pas du jour au lendemain, mais il faut mettre en place les travaux de ce qu’a fait Jules Ferry à l’époque. Il faut se donner du temps et savoir raisonner à deux temporalités différentes. Le court terme et le long terme. Et là, il faut effectivement développer des pratiques tout à fait nouvelles, de nouveaux médias.
Fini, les universités ?
Comme je vous le disais, l’écriture se produit aujourd’hui à la vitesse de la lumière par l’intermédiaire d’une machine. Mais c’est toujours de l’écriture. Qu’est-ce qu’une université ? En fait, l’Université, qui est apparue au début du XIXe siècle en Europe, vient de l’Académie au sens de Platon. L’Université, appelons-la le monde académique, qu’est-ce que c’est ? C’est ce qui transforme le caractère empoisonnant de l’écriture en quelque chose de bénéfique. « On dit qu’avec l’écriture, les sophistes ont détruit la vie collective, et bien moi, répond Platon, je vais faire une école, que j’appellerai l’Académie, qui produit des livres, des manuels, et je fais en sorte que l’écriture soit mise au service des mathématiques, du droit et de la philosophie. » C’est ce qu’il faut faire aujourd’hui. On nous dit que cela va se faire par le marché, mais le marché, il ne faut pas y compter. Le marché, ce sont les sophistes.
Les profs ne sont pas armés intellectuellement pour suivre notre vie technicisée, ils n’ont actuellement aucune critique là-dessus. Il faut donc repenser en totalité l’Université. Il faut surtout comprendre que le numérique est en train de faire exploser ce qui est à la base de l’Université du XIXe siècle. Il faut repenser tout cela. En totalité. En fait, l’informatique est absolument partout, et on n’enseigne pas ça à l’école. On ne l’a pas même enseigné aux profs. Alors ils ne sont pas intellectuellement armés pour faire face à une génération bardée de smart phones, de caméras, de transformateurs. Il n’y a aucune réflexion sur ces changements, ni en France ni en Europe.
Et aux États-Unis ?
De par son histoire, l’Amérique a été confrontée au fait de développer une culture de l’adoption. Adoption des émigrants, des nouveautés technologiques. Cette culture de l’adoption a mis le développement de l’industrie et des industries culturelles au cœur des États-Unis, et le cinéma en particulier. L’Amérique a su accueillir les grands cinéastes qui fuyaient l’Allemagne, comme Fritz Lang, la Tchécoslovaquie, comme Milos Forman. Et l’Amérique a su aussi accueillir Derrida. Il faut quand même savoir qu’on lui a refusé un poste en France, à Jacques Derrida, et il s’est retrouvé prof aux USA. Ils ont aussi accueilli Foucault, Lyotard [3]. Aujourd’hui, mes meilleurs étudiants sont aux USA, chez Google.
L’intelligence, c’est ce qui manque à l’Europe ?
On veut supprimer l’enseignement de la philosophie. On avait au moins cela. Je peux vous dire qu’aux États-Unis, les Français ont une cote d’enfer, grâce à Derrida, Deleuze, Barthes, Foucault… Lorsque j’y enseigne, je suis un nabab, parce que je suis un philosophe français. En France, ils veulent flinguer la philosophie. Ils sont en train de rendre la philosophie optionnelle en première, pour pouvoir la supprimer en terminale. C’est absolument hallucinant. L’enseignement du grec et du latin aussi. C’est calamiteux. On a affaire à des benêts…
L’Amérique sait faire venir les intelligences. L’Europe, c’est une calamité. Elle n’a pas de politique industrielle, n’investit pas dans la culture et dans ce que l’on appelle « les nouveaux médias », alors que Google est devenu aujourd’hui la plus importante entreprise du monde. Je ne dis pas que c’est parce qu’elle gagne le plus d’argent, mais parce qu’elle détient les clefs de la nouvelle ère. Peut-être pas pour longtemps d’ailleurs, car cela va très vite. Pendant des années, Google perdait de l’argent, ils ont été soutenus. Essayez ici de monter une entreprise qui perd de l’argent. Vous ne pouvez pas. Parce que vous avez affaire à des crétins qui sont dans la logique « prends l’oseille et tire-toi ! ». Ils ne pensent qu’à se faire du fric comme de pauvres philistins…
Ce qui permettrait de transformer le poison en remède, c’est une politique industrielle publique qui ne consiste pas simplement à donner des réductions de charges sociales aux entreprises. Avoir une politique industrielle, c’est avoir une vision de son développement sur vingt ans. À une époque où la France était un très grand pays industriel, on n’a pas fait le TGV en réfléchissant sur dix-huit mois, il a fallu quarante ans d’anticipation. Cela a été massacré à partir de Giscard d’Estaing, puis par Mitterrand, Chirac et bien sûr Sarkozy. C’est l’effet du néolibéralisme, qui consiste à dire « moins il y a d’État et de politique, mieux on se porte ». C’est le vieux discours de Reagan et de Thatcher.
Recueilli par Thomas Johnson et Marc Borgers pour Soldes
Adaptation pour Basta ! [4] : Ivan du Roy.
Photos : source

12/05/2012

BEAUFORT 04 : AVEC LA MER DU NORD....





La triennale BEAUFORT 04, après sa dernière édition consacrée aux hommes et la mer, s’empare de l’Europe comme thèmatique. Elle s’étend sur environ 65 kilomètres de littoral ! En effet, plusieurs artistes, 20 au total sont invités à installer leurs œuvres le long du littoral belge. La thématique de l’Europe, des échanges européens n’est pas sans résonner avec une certaine actualité. Le choix de ce thème tombe à point nommé.













Des artistes venant de Finlande, Suisse, Belgique, Malte ont répondus présent. Beaufort 04 ne se définit pas et c’est là, l’une des intelligences de ses choix dans une Europe strictement politique, mais dans une Europe géographique. Pour reprendre les propos de Philp Van den Bossche, jeune commissaire de BEAUFORT 04 et directeur de Mu.ZEE. « …Cette manifestation mise sur des récits d’artistes européens. Non des contes nationaux mais des œuvres, indirectes, plurivoque, nuancées. Les artistes nous invitent à dépasser là où les histoires nationales qui nous sont propres, sont souvent subjectives… ».



Waiting tthe climate " Isaac Cordal


Des récits, des propositions, souvent différentes les unes des autres, qui se placent au-delà du formel, car au-delà de l’Europe, cette triennale interroge le statut de l’œuvre d’art placée dans l’espace public, comment elles jouent, se fondent ou s’opposent à cet espace. Discrètes, mimétiques ou alors voyantes, imposantes, monumentales, comme celle de Bernard Vent, d’autres se fondent dans le paysage comme celle de Kounellis ou des frères Chapuisat, certaines relèvent de l’infra-mince comme celle réalisée dans la maison Hurlebise par Nedko Solakav, petites écritures dispersées comme un jeu de piste dans une maison. 

The mumbling" Nedko Solakov 


Une thématique domine, celle de l’écologie comme par exemple la proposition de Marco Casagrande.
Certaines oeuvres seront pérennes, d’autres non, cette donnée joue aussi sur le choix des matériaux, des évolutions de l’œuvre dans le temps, de l’usure, du pari engagé. Pourquoi cette œuvre plutôt qu’une autre. Comment vous-elles se fondre, s’adapter au public mais surtout aux habitants qui seront amenés à vivre avec elles quotidiennement. Se pose ici la question du monument public, cette question est large, elle va des monuments aux morts commémoratifs à des œuvres vivantes.


"tripod" Zilvinas Kempinas


Cette triennale interroge  les rapports de l’architecture et de l’intégration des œuvres dans  celle-ci notamment sur une côte bétonnée où les espaces sauvages sont rares… Elle pose le principe de la commande publique car une partie des œuvres sont achetées à l’instar de « la tortue » de Jan Fabre.ou des drapeaux de Buren.




"Sandmord" Marco Casagrandre



Comment appréhender ses œuvres, pour la plupart des sculptures, dans leurs globalités ? Il est évident qu’elles entament un dialogue entre elles mais aussi avec les œuvres des éditions précédentes devenues pérennes. Faut-il les appréhender chacune d’entre elle comme une entité à part, comme des éléments isolés et autonomes ? Les cheminements sont multiples. D’ailleurs, la proposition essentielle de cette biennale est bien celui-ci ! Comment embrasser une globalité ? Comment s’amputer de cette globalité ? On ne peut que répondre : le choix se fait de soi-même comme il en est ainsi dans les allées d’une foire, d’une biennale. Des œuvres nous interpellent, nous attirent, d’autres nous repoussent, nous éloignent. Cet enjeu tient son importance pour un public pour la plupart néophytes.



"tritons" flo koearu


Une belle confrontation et aussi un beau voyage qui recèle bien des secrets dans les interstices de ses barres bétonnées… Un public estival de vacanciers… Et puis qui a dit qu’il pleuvait sans cesse dans le Nord ?

                                                                                                                  Valéry Poulet

07/05/2012

ICI ET AILLEURS… CHANTAL VEY , PHOTOGRAPHE


"shadow, Düsseldorf, 07"@Chantal Vey 



Qui, enfant, n’a pas rêvé un jour devant des cartes géographiques, à suivre les délimitations abstraites de pays inconnus, aux noms exotiques. D’où viennent ces tracés, ces lignes de démarcations ? Qui en sont les habitants ? Chantal Vey, dans une partie de son travail photographique, poursuit ces lignes imaginaires… Par exemple, les bords de la Belgique.










 Il apparait très vite que ces lignes, abstraites, marquent l’inconscient des gens qui vivent de part et d’autres de ces frontières. Il existe toujours un ailleurs inaccessible, celui de son voisin de palier, ou encore de la rue d’en face où sur l’espace de quelques mètres, la langue, les coutumes, les modes de vie changent.
Chantal Vey s’intéresse aussi aux no man’s lands, aux lieux sans identifications, où sommes-nous ? Ici et ailleurs… Parfois une silhouette surgit, de dos, un ou une inconnue…. Paysages urbains ou campagnards vides, routes qui mènent nulle part. Des objets laissés pour compte, résidus d’une société où l’on jette, abandonne, marquent les présences, les abandons.
Une route qui s’enfonce à l’infini, vers des périphéries sans but… Chantal Vey puise ses sujets dans les confins de notre visibilité, nous interroge sur notre identité, sur notre regard.

A la lisière des corps, des frontières intimes…

Paysages ouverts sur le vide ou au contraire, bouchés, cachés, dissimulés où le regard se heurte à des murs à des impossibilités. Personnes de dos, qui, furtives, se glissent dans des décors anonymes. La photographe les fait disparaitre, les placent aux lisières d’une rue, d’un chemin, d’un bâtiment.
Dans certaines séries, des silhouettes de dos, aux corps tronqués viennent obturer notre vision,  se placent, là, juste, où notre désir d’aller, plus loin,  voudrait se porter. Chantal Vey, joue sur une triple ambiguïté. Nous et nos propres désirs d’aller plus loin, d’en savoir plus, puis ce qu’explore ou observe cette personne, que pense-t-elle ? Que toise-t-elle  du bord de sa fenêtre ? Quelle est cette part de paysage que nous autorise à regarder Chantal Vey ? Notre désir dévie très vite à mettre un visage sur cette silhouette inconnue, comme ce territoire frontalier. Cet autre côté des choses ! Ces corps de dos, ne seraient-ils pas notre propre miroir ? Notre propre intimité mise à nue ?
Cette part de frontière intérieure, cet au-delà, que jamais nous ne pourrons atteindre ? Est-ce utile de parler de photographie dans le travail de Chantal Vey ? Certes, elles sont là, présentes, face à nous ! Chacune d’elles parle de nous, de nos rêves enfouis, perdus, de nos solitudes quotidiennes. Par-delà, une dénonciation d’un système économique qui laisse trainer ses déchets, ses laissés pour compte, ses photographies parlent de nos propres abandons, de nos illusions perdues, laissées là au bord d’un mur….  Ces objets sont des parts de nous-mêmes, désarticulés, disloqués… Des parts de nos identités, mais qui semblent n’avoir plus aucun sens…
Les frontières sont physiques, les stigmates d’une Europe, il y a encore peu, divisée, séparée, se lisent encore dans ces no man’s land que nous montre Chantal Vey. Mais ces frontières sont-elles pourtant vraiment abolies ? Rien n’est moins sûr. Elles restent ancrées dans notre inconscient. Il ne faut pas oublier que Chantal Vey vit en Belgique et que les frontières deviennent insidieuses pour un mètre, pour un lopin de terre….

GareCongresBruxelles@Chantal Vey

 "Les individus ou les groupes occupent des points dans l'espace et se distribuent selon des modèles qui peuvent être aléatoires, réguliers ou concentrés. Ce sont, en partie, des réponses possibles au facteur distance et à son complément l'accessibilité. La distance pouvant être appréhendée en termes purement spatiaux (distance physique ou géographique), temporels, psychologiques ou économiques. La distance intéresse l'interaction entre les différents lieux. Interaction politique, économique, sociale et culturelle qui résulte de jeux d'offres et de demandes émanant des individus et/ou des groupes. Cela conduit à des systèmes de maillages, de noeuds et de réseaux qui s'impriment dans l'espace et constituent en quelque sorte le territoire. Non seulement, il se réalise une différenciation fonctionnelle, mais encore une différenciation commandée par le principe hiérarchique qui contribue à ordonner le territoire selon l'importance accordée par les individus et/ou les groupes à leurs diverses actions." Claude Rafestin


Une route, un boulevard, un bâtiment créent frontières : Paris et son périphérique, l’Allemagne et son Est…  Et nos corps ballottés, hésitants… Franchir, ne pas franchir, cette peur inconsciente de l’altérité. Chantal Vey nous la montre, subtilement.


L’autre rive, errances et dérives

Chantal Vey se place souvent dans un entre-deux, dans ce champ des possibles, impalpable d’où la force de son errance ! Pourtant dissemblable dans la forme,  deux films viennent à l’esprit dans le travail de Chantal Vey « Stalker » de Tarkovsky et le film « Japon » du réalisateur mexicain, Carlos Reygada, mais aussi le photographe Walker Evans dans ses longues randonnées au travers les Etats-Unis et Jack Kérouac, l’écrivain..
« Stalker »,  cette tentative d’atteindre l’impossible, d’atteindre un point situé sur un territoire vide, inconnu… A la recherche d’une transcendance, à la recherche de soi ! « je est un autre », Charleroi, Pékin, Rio, l’autre rive de nous-même… L’autre rive de l’immigré scrutant l’horizon de la mer, de la rive à franchir, physiquement et mentalement. L’agoraphobie des lieux désertiques, où personne ne se trouve, ne se retrouve, communie. « Japon » où le personnage de Reygadas se dirige vers un lieu pour chercher sa propre mort et évidemment Kerouac « Sur la route ». Le travail de Chantal Vey, les quêtes de la photographe s’effectuent en solitaire, afin de mieux saisir les vibrations d’un lieu, elle part seule en voiture et entame sa propre errance vers des lieux improbables.  Là, où justement, plus rien n’est soupçonnable, une rue vide, un chemin, un passage entre deux blocs de bétons… Il ne s’y passe rien mais une silhouette est toujours là, tapie dans l’ombre, prête à surgir ou à se fondre dans le vide…



"Internes, Bourcefranc, 09"@]Chantal Vey


Chantal Vey nous propose juste des paysages mentaux, nous emmène dans de biens silencieuses raisons… des désirs déchus, des rêves désespérés, une dérive sans fin, son errance est la nôtre.
Bas van Jander, artiste hollandais,  un jour partit avec sa coquille de noix traverser l’Atlantique… A la recherche de lui-même ?
« Ailleurs, bien loin d’ici » Charles Baudelaire.

                                                                                              Valéry Poulet




"Ecritures de lumières"
Du 31 mai au 29 juillet 2012
RURART 86480 Rouillé