25/03/2010

Le vol des espoirs




















« Flying » toiles aux images en suspension dans l’espace blanc d’un cadre est une nouvelle proposition d’Ilya et Emila Kabakov qui au-delà d’un dispositif formel nous interrogent sur le dessous des images…

D’abord en première instance, ce qui marque ce sont les images que nous montrent Ilya et Emilia Kabakov, des images qui nous parlent d’un pays de cocagne, où tout ne semble que calme, abondance et bonheur…
Un choix de sujets, paysans, ouvriers dans leurs activités, visages réjouis, descriptions d’un monde radieux… Image d’un monde idyllique où enfin le monde serait parfait et dont il n’y aurait plus nul besoin de s’échapper, de s’envoler… Cet air de déjà-vu renvoie à une réalité autre…
Un certain vocabulaire esthétique précis qu’on a appelé le Réalisme socialiste définit comme suit lors du premier congrès des écrivains soviétique qui se tint à Moscou en Août 1934

" Une représentation véridique et historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. Il doit en particulier contribuer à la transformation idéologique de l'éducation des travailleurs dans l'esprit du socialisme ".

Cette définition de ce que devait être l’art socialiste eut les conséquences que l’on connaît ; d’abord d’accuser les avant-gardes notamment russes de formalismes petit-bourgeois, d’assujettir l’art à des fins politiques, à l’instrumentaliser. Le résultat fut de déployer une production artistique lénifiante, figée dans des canons édicté par le régime totalitaire que fut l’URSS de Staline...
Ilya et Emilia Kababov s’approprient donc cette imagerie. Détail d’importance, Ilya kabakov, jeune, fut forgé dans ce moule idéologique et fut artiste d’état en URSS de nombreuses années…

Mais revenons aux toiles de cette série,
Ces images flottent donc, mais pas seulement. Certaines de celles-ci sont tronquées, sortent du cadre, d’autres se superposent, où alors sont déformées, mises à l’envers. Les Kabakov nous placent d’emblée dans un conflit de regard. D’abord ce morcellement, ce glissement hors du cadre pour certaines, ces superpositions et ces anamorphoses…



« Flying »

Notre position de regardeur nous oblige à tenter de deviner ce qui disparaît, ce qui est masqué, à nous casser le coup pour redresser ces anamorphoses ou bien voir l'endroit de ces images.

Un rapport certain avec le cinéma intervient aussi dans cette série. Ce glissement, ces parties masquées peuvent s’assimiler à un hors-champ, ou alors à un changement de plan ou encore un fondu. Le fond blanc de la toile devenant l’écran sur lequel vont et viennent les images…
Par ces grandes surfaces blanches, ils poussent plus loin encore le procédé déjà utilisé dans la série « Under the snow »



« under the snow »

« Under the snow » restait encore des toiles « réalistes » dans le sens où les images apparaissaient derrière la neige, élément de la nature. Dans « Flying », il y a confrontation du réalisme à l’abstraction. Ces images flottantes peuvent être regardées comme jouant de formes géométriques, peuvent se lire comme des tableaux constructivistes. Ces toiles se réfèrent directement à Malevitch.




"Réalisme pictural d'un garçon au sac à dos" Malevitch


Malevitch, les Constructivistes, les Futuristes, les Suprématistes, Vertov et le Kino-pravda qui projetèrent tous leurs espoirs de transformer, l’art, le monde, la vie, à travers la révolution de 1917…

Les Kabakov nous réassignent au destin de cette avant-garde. Avant-garde qu’ils méconnurent car elle fut bannie du système d’éducation artistique en URSS…
Ils nous confrontent donc à une partie de l’histoire de l’art russe mais aussi aux grands espoirs révolutionnaires et aux terribles désillusions qui s'ensuivirent.




« Flying »


Par le choix de cette revisite des poncifs, chromos du Réalisme socialiste en peinture, les Kabakov posent aussi la question actuelle du statut de l’image…
Ces images des toiles qui semblent entrer, sortir du champ de cet écran qu'est le fond blanc de la toile, ces images qui masquent ou en recouvrent d’autres comme pour les congédier...
Ne serait-ce pas le flux interchangeable des images qui défilent sur nos écrans…



Déformations, anamorphoses…
Attention, une image peut en cacher une autre, semblent nous dire Ilya et Emilia Kabakov…


ILYA & EMILIA KABAKOV
THE FLYING PAINTINGS (Tableaux volants)
17 MARs — 17 AVRIL 2010

Galerie Thaddeus Ropac
7 Rue Debelleyme75003 Paris

19/03/2010

Autoconsumation














Valses de caddys, et de fauteuils percutions de barils, bottes aux martèlements martiaux, carabines rotatives, perceuses affolées, voitures qui hoquètent, affaissements de néons…
Autant de propositions aux aspects inoffensifs et qui inviteraient au jeu…
Mais si les objets les plus quotidiens de notre environnement devenaient autonomes, se passaient de nous ? Et si ces jeux innocents étaient notre cauchemard ?

Donc avec Délphine Reist, nous pénétrons dans un monde fait d’objets fous aux mécaniques autonomes et incontrôlables… Passifs face à eux, la maitrise de ces objets nous échappe, ils ne répondent pas à nos injonctions, ils se jouent de notre contrôle, par leurs emballements, par leurs mises en route aléatoires… nous ne sommes pas exclus mais placés comme devant un fait accompli face à ces mécaniques, dérivant dans leurs conduites incohérentes, tels des bateaux ivres… Là se révèle très vite la dimension politique des oeuvres de Delphine Reist qui nous emmène dans un premier temps vers le sens d’une révolte des objets que nous produisons… Ne faut-il y voir une lecture métaphorique de l’affolement de notre monde, lâché en roue libre sans pilote dans l’avion ? Le monde de JG Ballard n’est pas loin non plus, prothèses attachées à nos corps et nous rend esclaves. Marcher au pas comme ces bottes en caoutchouc qui s’animent seules sur des airs militaires…

http://video.fc2.com/content.php?kobj_up_id=20080603uNaLGweK


Innocence ? plus vraiment.
Le choix des lieux ; le plus souvent des friches industrielles, des parkings, en priorité des lieux non-institutionalisés ou l’espace d’une galerie y participe aussi car les objets animés se heurtent à des murs, murs de l’institution ? L’intention est de s’adresser à tous, à rechercher un public qui ne soient pas des « happy few ». Le propos n’est pas de juger de l' efficacité ou non mais de tenter de relever en quels termes et moyens sa démarche est politique.


Delphine Reist

La première évidence qui frappe l’esprit et les yeux face à ses travaux tirant partie et triturant des objets manufacturés tels que outils ou ustensiles usuels, ce sont ces évidentes filiations avec Marcel Duchamp et ses ready-mades. A sa machine-célibataire aussi, concept qui alimenta le mouvement Dada avec ces séries de mécanismes à la recherche d’un mouvement perpétuel impossible, une quête insensée à la limite de l’absurde…Picabia avec sa « Fille née sans mère » par exemple… Tinguely ou Roman Signer sont également proches.

« Surfaces d'enregistrement, corps sans organes (...) l'essentiel est l'établissement d'une surface enchantée d'inscription ou d'enregistrement qui s'attribue toutes les forces productives et les organes de production, et qui agit comme quasi-cause en leur communiquant le mouvement apparent », telle est la définition que donnent Deleuze et Guattari des machines-célibataires.



« Fille née sans mère » Francis Picabia


Les machines-célibataires en appellent à une forme d’érotisation mécanisée, comme il y a rapport certain à la mort dans les dispositifs de Tinguely, « l’hommage à New-York » est exemplaire en ce sens, machinerie qui ira jusqu’à son auto-destruction par une série d’événements en chaîne… Mac Luhan soulève la théorie que nous ne sommes à l’instar des abeilles avec les fleurs que les appareils génitaux des objets… Cette idée rejoint le concept de cette machine célibataire qui s’auto-érotise.



Delphine Reist


Cette forte potentialité érotique et obituaire -les liens entre érotisme et mort ne sont plus à prouver- prend toute sa place chez Delphine Reist, dans tout le travail important sur les fluides qu’elle entreprend aussi.
Fluides, comme liquides séminaux, fluides comme circulation, échange ou vase clos…
Les éléments constitutifs de ces fluides utilisés par Delphine Reist sont le plus généralement de l’huile de vidange,. Matières-marchandises recyclées ad libitum, ce que nous montre Delphine Reist Politique des fluides comme métaphore de la circulation des marchandises souvent fabriquées dans des usines délocalisées, d’où aussi cette insistance pour Delphine Reist d’exposer dans des friches industrielles, lieux symbolique d’une industrie défunte…





Delphine Reist

« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches » Karl Marx

Marchandises, objets, fluides, circulations… Elle n’est pas non plus éloignée du travail d’un Gianni Motti quand celui-ci joue sur la notion de valeur d’usage et valeur d’échange avec les billets de banque. Il expose les moyens de notre consommation, l'argent, fluide souvent virtuel et lui aussi fétichisé, dans les galeries…



Gianni Motti

Delphine Reist nous parle à sa manière de la fétichisation de la marchandise, de la pulsion érotique qui s’empare de nous face aux objets… Mais d’une pulsion morbide, une érotisation sans objet, un onanisme sans plaisir, quasi-hygiéniste… La grande force du libéralisme étant de jouer de la frustration et de créer par son mode de fonctionnement les conditions d’une érotisation onanisée, réifiée et solitaire. Finalement, ces caddys, ces chaises qui s’agitent, nous montrent la vacuité de ce système économique… Mais pointe aussi notre absence. Et en cela propose une résistance politique dans ses œuvres.


Delphine Reist

Nulle présence humaine chez Delphine Reist. Cette présence-absence hante chacun de ses travaux, le vide d’une friche industrielle, comme le vide d’une chaise Le travail de Delphine Reist creuse la métaphore du corps absent, d’un corps dont seules restent les prothèses, d’un corps désérotisé, d’un corps dépossèdé…
Delphine Reist nous pose alors la question : quelles sont ces machines célibataire, la marchandise ou nous ?

06/03/2010

A bout de course...















De façon ludique et avec beaucoup de dérision, Jordi Colomer met en scène des personnages aux prises à des situations tragico-comiques qui interrogent les rapports que nous entretenons avec notre environnement.


Jordi Colomer est un artiste catalan, qui au travers ses installations, vidéos et photos sonde la notion d’espace dans notre environnement. Il insiste particulièrement sur la perception de cet espace, de cet environnement. Il met ainsi en œuvre un mécanisme de focalisation particulier sur celui-ci. D’autre part, l’influence du cinéma occupe une part prépondérante dans ses travaux.

« En ce qui concerne l’architecture, l’habitude détermine dans une large mesure même la réception optique »
Walter Benjamin in L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée


"Anarchitekton" Barcelone



Dans « Anarchitekton », un personnage court sans but apparent, il traverse les paysages urbains de différentes grandes villes du monde, brandissant à bout de bras telles des banderoles, des maquettes reproduisant en modèle réduit des bâtiments appartenant au décor dans lequel le personnage évolue
Course dérisoire où le personnage brandit comme autant d’étendards notre vanité à construire. Maquettes en cartons qui rappellent les maquettes d’architectes mais aussi la fragilité et la précarité de tout édifice humain…
Course dérisoire ou manifestation désespérée afin de prendre une réelle conscience de notre environnement ?
Au travers ce personnage agité, Colomer pointe ce qui tient lieu de décor à nos actions quotidiennes. Il attire notre attention sur ce qui nous entoure et que nous ne voyons pas ou que nous ne voyons plus, perdus dans nos regards distraits.
Pour cela, il joue du changement d’échelle, nous focalisons sur ces étendards car paradoxalement ces morceaux choisis d’architectures attirent de part leurs réductions et leurs confrontations aux modèles originaux.
L’utilisation de maquettes renvoie aussi au cinéma, aux décors de cartons-pâtes, aux grands studios comme Cinecittà ou encore Babelsberg . Les déformations de de ces maquettes imparfaites renvoient au cinéma expressionniste et ses décors déstructurés, « le Cabinet du Docteur Caligari » par exemple...





« Le Cabinet du Docteur Caligari »



Dans la vidéo « Jordiciudades », citation du film d’Harold Lloyd « Monte là-dessus », une femme suspendue sur une corniche sise sur un mur tente de joindre une fenêtre ouverte. A l’arrière-plan, en plongée, le décor mouvant d’une mégapole traité en animation ne cesse d’évoluer seconde après seconde pendant toute la durée de la vidéo.





Harold Lloyd dans « Montes là-dessus »


Colomer soulève encore ici le problème de la focalisation.
En effet, cette vidéo nous propose deux versions en simultanée et en split-screen de l’action. Dans l’une, la femme atteint la fenêtre, dans l’autre elle tombe dans le vide. Colomer joue ici de la multiplicité des points de vues ; difficulté du regard à embrasser et de suivre d’un seul regard les deux versions, difficulté aussi de suivre l’évolution de la ville en arrière-plan. Notre regard est déséquilibré, perdu dans cette multiplicité d’événements à suivre.



« En la Pampa » Jordi Colomer



Métaphore peut-être aussi d’un déséquilibre plus profond concernant nos repères livrés au déréglements de villes de plus en plus en mutations, en transformation, de plus en plus tentaculaires…

"Babel Kamer" une performance renvoit à sa façon aux mêmes problématiques.
Deux femmes, l’une wallonne, l’autre flamande sont assises l’une en face de l’autre à l’intérieur d’une caravane installée dans la galerie marchande d’un hypermarché. Au-dessus de chacune des deux femmes, deux écrans diffusent en simultané « L’Aurore » de Murnau. Il s’instaure un dialogue entre elles. Un dialogue particulier. Elles entament un dialogue à partir de ce film en langage des signes chacune dans leurs langues respectives, wallon et flamand. La discussion est retransmise sur deux moniteurs avec des sous-titrages en français et en flamand.






Multiplicité des langues, problèmes de traduction : transcription des gestes, décalages, sous-titrages en français et en flamand évoquent immanquablement l’épisode biblique de la tour de Babel et cette vanité humaine à construire toujours plus. Cette installation nous ramène aussi à la même problématique de focalisation, de choix que dans « Jordiciudades »
Une double référence à l’expressionisme allemand ; d’abord avec le choix du film « L’Aurore » l’un des derniers grands films muets et le titre de l’installation « Babel Kamer », qui réfère aux studios « Babelsberg » mais aussi au Kammerspiel (théâtre de chambre) de Max Reinhard, mais aussi sur le côté messianique de l’expressionniste et sa double attraction-répulsion pour les grandes villes.

« En la Pampa », une autre vidéo est traitée comme un road-movie.
Un homme et une femme. Leur rencontre improbable dans un désert. Ils décident de faire route ensemble.
Succession de séquences, sans ordre préétabli, séquences séparées sur autant de supports, différenciées, chaque séquence constitue une entité autonome. Jordi Colomer éclate la narration, le sens de lecture, laissant libre cours à la lecture du spectateur.
La rencontre se fait sur une route goudronnée traversant une pampa, le lieu n’est pas si désert, traces d’occupation, panneau de signalisation,
L’homme et la femme entament un dialogue sous forme d’échanges de banalités, la caméra les laisse s’éloigner sur une route qui s’éloigne à l’horizon.

La pampa se transforme en terrain vague, en un terrain de jeu où l’on trouve des balles, un pneu, dérisoires déchets de notre société, laissés à l’abandon, les deux personnages se les réapproprient. Part enfantine qui reprend le dessus…
Lavage de voiture face à un cimetière fait de bric et de brocs.
Le cimetière, tombes, mausolées squelettiques, faites de planches de récupération, de bout de bois, balayé par le vent semble à peine tenir debout dans la minéralité aride et poussiéreuse.


« En la Pampa » Jordi Colomer

Le nettoyage d’une voiture dans ce monde de poussière, absurdité de la situation qui nous rappelle à notre condition et au traitement que nous infligeons à la planète ; Le cimetière : là où finira la voiture et où finiront les deux personnages… La plupart de ces saynètes sont filmées en de long plans-séquences aux cadres soignés…


Dans « Pere coco », un homme, vraisemblablement un clochard, ramasse des objets divers trouvés dans les hasards d’une errance urbaine et nocturne. Il les transporte dans un grand sac, évoquant la figure du père Noël.





« Pere coco » Jordi Colomer


L’image de cette vidéo volontairement dégradé n’est pas sans évoquer les caméras de surveillances où chacun de nos déplacements est contrôlé, enregistré dans l’univers urbain dans lequel nous vivons. A contrario de « En la Pampa » constitué de plans-séquences, le montage procède ici en Jump-cut qui ajoute à l’âpreté de la vidéo. Là encore Jordi Colomer exploite les possibilités que lui offre le cinéma.
« Pere coco » renvoie aussi à cette séquence de « En la Pampa » où l’homme et la femme jouent avec des objets trainant dans le désert… Situations quasi-similaires, les espaces urbains sont déserts comme l’est en apparence la Pampa.



« En la Pampa » Jordi Colomer


Ici encore, cette quête d’objets nous ramène à notre dérisoire, l’errance urbaine et l’errance dans le désert sont aussi une critique ironique du Surréalisme à l’instar de cette citation de Guy Debord que Jordi Colomer fait répéter comme une litanie à son personnage masculin de « En la Pampa » dans une séquence où, comble du ridicule, il trimballe un sapin en plein désert.

« L’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais »

Les personnages de Colomer ne seraient–ils pas en quelque sorte des Conrad Veidt modernes, pantins (dé)possédés, désarticulés, lancés dans des courses effrénées qu’ils ne maitrisent plus ? Des personnages à notre image lancés dans l’absurde, aveugles à notre monde…

05/03/2010

UNE ARCHEOLOGIE DE L’INTIME

















La main serre à pleine poignée le percuteur. Peu à peu, sous les coups, l’outil émerge du silex, un biface. Cette même main viendra plus tard déposer son empreinte sur les parois d’une caverne.
Que reste-t-il de ces hommes, de ces gestes primordiaux ? Des outils, des ossements, des peintures…
Keren Benbenisty s’approprie et revisite ces traces du passé


A quels besoins, à quels désirs profondément enfouis de l’homme répondent les premiers balbutiements de l’art datés par les archéologues à l’époque du paléolithique. A cet art naissant sont attribués des fonctions religieuses, magiques ou encore chamaniques, mais aussi de plaisir esthétique… Les interprétations restent ouvertes, sans réponses définitives…
Pourquoi alors ne pas envisager, de manière peut-être fantaisiste au regard de la science, ces peintures, dessins ou sculptures comme l’une des premières affirmations de l’homme face à son environnement et comme des prémisses à son autonomie.
Ne pourrait-on interpréter ainsi cette main appliquée, silhouettée, à la lueur d’une flammèche, par une femme ou un homme, dont on ne sait plus rien aujourd’hui. Une main qui vient nous rappeler à son existence des millénaires plus tard, du fond de cette grotte, dans toute sa fragile et précaire humilité…







De même, Keren Benbenisty appose des traces… Par l’imposition de ses doigts, plus précisèment de ses empreintes digitales…
De cette application répétée sur la surface blanche, émergent des formes. Crânes, os, visages surgissent sous l’empreinte des doigts inlassablement posée sur le papier. Keren Benbenisty devient dépositaire de ce passé si lointain, en consigne ses déclinaisons testamentaires par cet acte.
Elle renoue aussi avec l’économie de moyens qui prévalait au paléolithique.
En guise de pigments, de l’encre : matériau privilégié chez Keren Benbenisty.
Elle l’utilise aussi comme une matière fluide dans des vidéos antécédentes comme « Love will tears us apart » ou encore « Blue tree ».
L’usage de l’encre comme matière nous ramène aussi à notre contemporain, héritier d’une longue civilisation construite sur l’écrit…
La vidéo, médium froid, « high tech » vient faire contrepoint à ces surfaces encrées manuellement, traitées en estompes, mais ne s’y oppose pas. La texture pixelisée de l’image vidéo répond aux images construites par la multiplication des empreintes qui agissent eux aussi comme autant de pixels…
Elle lui échoit, en quelque sorte, le rôle d’éclairer cette galerie de crânes, d’os, de bifaces comme le foyer précaire favorisa le tracé des premières peintures rupestres.


« Skull » Keren Benbenisty


Le travail de Keren Benbenisty ne se contente pas d’être une évocation, un jeu formel sur l’archéologie qu’elle dé-fossilise, qu’elle dé-senfouit de ce passé lointain.

Cette suite de crânes, de figures, dessinés de face et de profil, évoque en premier lieu les musées où sont conservées les reliques de la préhistoire… Evoque bien sûr l’histoire de l’art, la tradition des « vanités », du portrait.




« Vénus de Willendorf »


Certes, dans toute cette galerie, l’on pense évidemment à Holbein, à Goya, mais une proximité plus souterraine, plus subtile avec Yves Klein vient se glisser dans cette suite, notamment les «Anthropomorphies » qui se réfèrent aux déesses-mères. Chez Keren Benbenisty, l’empreinte se minimalise et n’embrasse pas la totalité du corps, elle pointe juste le bout de son doigt.
Keren Benbenisty se rattache par là aux artistes du « corps »

Son travail nous engage aussi sur le chemin de l’anthropométrie policière, qui par ses séries de visages, ses empreintes de doigts classe, répertorie, cerne ce qui concerne l’identité d’une personne.
Ces empreintes démultipliées, mantras cantillées à l’infini, par Keren Benbenisty renvoient à cette notion d’identité. Rien de plus personnel en effet que l’empreinte digitale d’un individu. Cette répétition agit comme autant de signatures, d’affirmation de soi … Keren Benbenisty, par cet acte d’apposition nous livre et partage une part de son intime, de son corps… Qu’elle inscrit dans le temps… Encre indélébile…


Mais que peut un corps seul ? Sans le surgissement du deux qu’est-il envisageable ?
Le travail de Keren Benbenisty porte sur cette interrogation, porte sur l’idée de dualité.
Le biface possède en lui ces qualités de dualité, cette unité du double en un… Deux faces qui comme un visage gardera une impossible symétrie.
Et cette idée du double parfait semble vouée à l’échec…



« Biface » Keren Benbenisty


La vidéo « Peace Attack » vient nous le rappeler. Devant un arrière plan plongé dans l’obscurité, deux allumettes posées en équilibre sur le bord d’un verre se consument par les deux bouts. Les deux flammes s’approchent peu à peu l’une de l’autre, progressent en « jump cut » ponctués par la bande-son … Jeu d’enfant où chacun avance en mettant un pied devant l’autre ou plutôt duel, combat délimité par la circonfèrence du verre. L’une des allumettes tombera dans le fond du verre entrainant l’autre dans sa chute…
Duel, jeu, mais aussi étreinte, accouplement, les deux allumettes s’enlacent, s’embrasent, brûlent de leurs passions et se vouent à leur perte…
L’incandescence fusionnelle choît en de maigres volutes de fumées…
Dans « Favorite nightmare » , une fusion tout aussi impossible entre deux sources de lumières. L’une est électrique, l’autre provient de la flamme d’une bougie… L’arrière-plan de même est sombre, indistinct. Le filament se mêle à la flamme : elles semblent en communion parfaite. Mais cette union est vite interrrompue par l’hétérogénéité de leur nature, la flamme vascille et se consume lentement. L’ampoule s’allume, s’éteint de façon brusque… Si proches et si lointaines…

Le biface semble le seul alors à pouvoir porter en lui cet état idéal de la communion de part sa nature intrinsèquement double : les conflits en lui se résolvent, deux ne fait qu’un. Mais sa nature et son usage est par lui-même ambivalent : outil, il tranche, il ôte, il soustrait… Il tue.

Un chemin inexorable mène de l’obscurité de la caverne vers la lumière…
Un chemin qui aboutit à cette ambiguë douceur presque vincienne de la mort…Où ne résistent que les crânes et les os… Qui émergent alors dans l’éclatante blancheur de la surface…

04/03/2010

Exil à domicile





















Oscillant entre intime et documentaire, les photographies de la série Biélorussie, Retour vers l’inconnu expriment avec beaucoup de justesse et de pudeur le sentiment d’exil que ressent Kirill Smolyakov, jeune photographe biélorusse vivant au Royaume-unis depuis quelques années.

« Je n’ai pas pu rentrer en Biélorussie pendant trois ans. J’étais un homme sans pays et sans famille. J’avais l’impression d’avoir perdu mes racines… L’été dernier, je suis rentré au pays et j’y ai réalisé que je ne lui appartiens plus, je suis revenu vers l’inconnu… »
« J’ai photographié des personnages et des lieux qui me sont à la fois proches mais en même temps aujourd’hui si distants »
Kirill Smolyakov

Des portraits de jeunes justes au sortir de l’adolescence, des natures mortes, des scènes du quotidien… Simples, sans spectaculaire, presque anodines au premier abord, mais qui se révèlent porteuse de toute cette distance parcourue par Kirill Smolyakov.

A la vision de ces jeunes saisis dans la banalité de leurs quotidiens, Larry Clarke nous vient avec trop d’évidence à l’esprit : un jeune couple nu allongé dans un lit après l’amour, plongé dans une semi-pénombre, ou alors un autre couple assis sur la banquette arrière d’une voiture…
Mêmes moues encore enfantines, mêmes visages blêmes et marqués d’avoir déjà trop vécus.

Mais très vite, cette impression s’estompe et laisse place à la mélancolie, à un Je-ne-sais quoi d’élégiaque. Kirill Smolyakov porte un regard d’une infinie douceur sur ses personnages. Le choix d’utiliser la couleur dédramatise ces portraits.
Les couples semblent absents l’un à l’autre malgré la proximité physique. Les regards sont ailleurs, ne se croisent pas, se fuient presque.


« Tea break »


Dans « Tea break » par exemple, le garçon fume une cigarette accoudé à une fenêtre ouverte sur la campagne. Son regard se perd au loin. Une fille passe devant lui une tasse à la main. Les deux regards, leurs deux corps s’opposent.
Le garçon n’est déjà plus là. Ses pensées sont tournées vers cette fenêtre ouverte sur un hors-champ qui pourrait être l’espoir d’une vie ailleurs, le Royaume-unis ? La fille est en contre-jour, déjà un souvenir, elle ne le retiendra pas.

Avec « Kremlevy », un garçon, torse nu, tient serré contre lui une fille à l’arrière d’une voiture. Elle porte une chemise trop grande pour elle. Celle du garçon ? Bien que blottis l’un contre l’autre, chacun est dans son monde, leurs regards se perdent une fois encore vers un point hors-champ situé devant eux. Là, contrairement à « Tea break », pas d’ouverture vers l’extérieur.

Ces deux photographies se répondent, d’un côté, une ouverture – la fenêtre – et une séparation, de l’autre, un couple enlacé mais un monde clos. « Kremlevy » préfigure la séparation qui semble effective avec « Tea break »

Le rapport intime avec les sujets de ces deux photographies s’exprime par la grande proximité que Kirill Smolyakov entretient avec eux.
Une proximité physique ; dans « Tea break », le photographe se trouve à l’intérieur de la pièce ; dans « Kremlevy », c’est ce qu’on appelle la « place du mort » qu’il occupe.
Une proximité relationnelle : amis, famille ? la question reste ouverte. Cette proximité relationnelle explique aussi la relative indifférence des sujets à la présence du photographe.
Cette relative indifférence crée aussi une mise à distance entre le photographe et ses sujets. Entre Kirill Smolyakov et son pays.

Est-ce sa propre adolescence pas si lointaine que cherche à mettre en scène le photographe ? Une jeunesse pas si lointaine : Kirill Smolyakov est né en 1983.


« Fish »


Les natures mortes, elles, renvoient au quotidien ; des poissons fumés, une bière du pain noir, du lait. Des repas d’enfance, des choses simples, rustiques. Ces aliments sont mis en relief par les choix de profondeur de champ, rien ne transparait ou presque de ce qu’il y a autour. A peine devine-t-on une cuisine dans l’une.
Ces natures mortes renvoient aussi à des sensations perdues de la jeunesse, les odeurs de cafés, les repas familiaux… Fonctionnent comme des réminiscences… Comme les vestiges lointains de la mémoire...

« L’été dernier, je suis rentré au pays, et j’y ai réalisé que je ne lui appartenais plus, je suis revenu vers l’inconnu. Maintenant je me rends compte que tout cela fait partie de mon choix »

Quelque chose en nous de Tennessee














Avec « Violent days », film sur les passionnés du Rock des origines, Lucile Chaufour nous livre un superbe premier long-métrage qui flirte avec aisance avec les frontières entre fiction et documentaire.


Un Wurlitzer lance « Rock around the clock », des Cadillac aux chromes rutilantes baladent des filles dont les robes s’épanouiront en corolles à chaque pas de danse, ensorcelées par les déhanchements du King… Une jeunesse en quête de mouvement, d’énergie, de bonheur et d’insouciance… Fin des années cinquante, le mythe américain est à son apogée… Marylin rivalise avec Jane Mansfield… Tout semble être figé dans une éternelle insouciance… « Happy days » enroba cette époque dans le rêve sucré d’une Amérique qui n’a jamais existé… Car le « rock » fut d’abord une révolte…







Changement d’époque, changement de lieux : le Wurlitzer n’est plus qu’un lointain écho, les années 2000, un appartement de banlieue parisienne, trois garçons et une fille aux cheveux peroxydés sont à la veille d’un concert de rock au Havre. Les cadavres de canettes de bières s’empilent sur la table de la cuisine. L’envers du décor… Nous sommes loin des jours heureux et pourtant « Violent days » nous parle de ce fantasme d’une Amérique idyllique… De ce monde mythique pulsé par une musique qui allait très vite se répandre et posséder une jeunesse avide de sensations fortes de chaque côté de l’Atlantique…. D’abord le rock n’roll donc, pas n’importe lequel : celui des origines que jouait le King avant son service militaire en Allemagne, celui de Gene Vincent, d’Eddie Cochran, un rock rebelle, sexué… Un rock qu’écoutent encore exclusivement une poignée de fans appelés : Rockers, Teddy boys, Rockab’s, Black panthers… Identification vestimentaire, recherche d’objets « Vintage », vieilles « américaines » qui déboulent entre deux HLM. Une poignée de fans donc, certains n’étaient pas encore nés alors que nombres de leurs idoles se taisaient à jamais, se rejouent le film d’une époque révolue… « Mon père s’appelait Cochran, il est mort le jour où je suis né » chantait Starshooter.






Qui sont-ils donc ? Pourquoi cette nostalgie ? Dans son film, Lucille Chaufour tente d’apporter des réponses ; la plupart sont des petits prolos blancs, ouvriers, chômeurs, peu sont épargnés par le monde qui les entourent : c’est l’usine pour les plus chanceux. Alors ils se réfugient dans un « Ailleurs » fantasmé… Mais « Violent days » ne se résume pas à rendre compte de ces quelques nostalgiques, la grande force du film de Lucile Chaufour est de dépasser ce simple portrait de groupe et de venir nous rappeler à nos propres désirs d’ailleurs et d’autres mondes… Ces « rockers » et leur passion d’un autre monde que nous montre Lucile Chaufour deviennent le miroir de nos propres frustrations et incapacité parfois d’échapper à notre condition, à nos solitudes... « Violent days » est un film sur l’enfermement. Enfermement qui s’incarne dans le personnage de cette fille aux cheveux peroxydés, d’une sublime beauté : Serena, personnage central qui ouvre et ferme le film dans deux très belles séquences. En suivant ses personnages dans leur périple jusqu’au Havre, Lucile Chaufour inscrit son film dans la lignée des « Road-movies » : l’errance, l’échappée, la voiture comme décor, le mouvement donc mais aussi le huis-clos, la pesanteur…







Evidemment « Violent days » entretient d’étroites parentés avec « Stranger than Paradise » de Jim Jarmuch, personnages quasi-similaires : Eva et Serena, toutes deux étrangères, certaines séquences comme celle où les quatre personnages se retrouvent sur la plage au Havre qui renvoie à celle des grands lacs sous le brouillard dans « Stranger than paradise », les deux personnages féminins finiront par prendre la tangente et abandonneront leurs compagnons alors qu’Eva retournera en Europe ici, Serena se fondra dans l’océan … Mais Lucile Chaufour relit le film de Jarmuch de façon originale et intelligente, d’ailleurs elle multiple les références, « La Notte », « Stromboli », « Misfits »… Serena à l’égale d’une Monica Vitti « Rock n’roll »…








Cette fiction ne cesse d’être interrompue par des séries d’interviews de rockers. La plupart de ces interviews sont frontaux et en opposition avec le mouvement de la fiction. Cette construction provoque un jeu subtil entre action fictionnelle et « réel », un jeu dialectique et de contrepoint s’instaure alors entre les deux types d’images : qui illustre quoi ? Qui discoure sur quoi ? La fiction illustre t’elle ? Les interviews commentent-ils ? Ce dispositif provoque une suspension et l’on se laisse prendre à ce jeu entre « vrai » et « faux » au point de l’indistinction. Ce jeu dialectique prend aussi sa force dans le choix de la photographie, un noir et blanc désaturé : choix esthétique pour un certain cinéma, mais aussi cette impression étrange qu’une photo noir et blanc ferait plus « réel ». Cette stylisation est loin d’être vaine. Si cette stylisation interroge sur nos rapports entre « réel » et « fiction », elle replace aussi les enjeux des protagonistes du film qui font de leurs vies une fiction en quelque sorte. Les cadres frontaux des interviews font écho au huis-clos de la voiture. Les témoignages des interviewés vont aussi dans ce sens : enfermement social, familial (prolos pour la plupart), enfermement du groupe, des copains, enfermements dans des chimères et un monde qui n’existe pas… L’une des séquences les plus terrible et parlante est celle où un Rocker, dans une usine, dirige un bras robot et met des pièces à emboutir dans un moule. Il y a ce contraste entre ce rocker d’un autre âge, dont le look porte toute l’élégance surannée de son désespoir, et cette technologie high-tech, cette image du moule et qui emboutit et formate… Quand est-il des filles ? Objets de drague, bibelots, objet du désir, poupées que l’on sort d’abord puis qu’on laisse à la maison et qui n’ont que peu ou pas du tout la parole…










Serena est l’image emblématique de ces filles qui vivent dans ce monde où leurs rêves de petites filles est de trouver le Prince charmant. Mais ces filles se heurtent bien vite à un milieu d’hommes où le machisme l’emporte mais aussi la frustration et la violence : baston, bière, vivre vite… Il y a maldonne et incompréhension entre les hommes et les femmes … Les séquences de concert illustrent superbement ce mélange d’énergie tripale dégagée par la musique, ce monde de défonce et de violence viscérale où les femmes s’effacent peu à peu… Ce monde finalement réservé aux hommes où les femmes ne trouvent plus leurs places ou si peu… La séquence finale sera une libération, plus de cadres circonscrits, juste le corps de Serena qui flotte dans l’infini de l’océan… Serena serait alors cette Ophélia dont le corps joindrait en lui les deux continents, l’Amérique et l’ Europe, qui incarnerait enfin cette liberté que tous attendent… Y aurait-il donc toujours quelque chose en nous de Tennessee ?

Cette solide fragilité des choses















Prendre la partie pour le tout, se jouer du temps, des volumes, des masses… Linda Sanchez tisse des fils d’Ariane entre toutes ces propositions et nous transporte dans son univers poétique…


Partir de rien et en jouer, contredire des matières fragiles, provoquer des accidents sans se départir d’humour, voilà ce que nous propose Linda Sanchez. Elle s’empare du réel, du quotidien, va y glaner les éléments qui nourrissent son travail et nous restitue ce réel, ce quotidien de façon détournée et ludique.
En effet, Linda Sanchez crée et provoque des situations insolites, inédites, par de curieux carambolages qui donnent à réfléchir sur la nature des choses qui nous entourent, de ce que nous faisons… A l’instar peut-être d’un Francis Ponge dans « Le parti-pris des choses ».




Ruminant, 2006.
Credit photo B. Adillon.



Les objets qu’elle trouve donc sur son terrain de chasse favori - notre quotidien- sont des emballages de chewing-gum, du papier et un crayon, un bocal et des poissons rouges. Leurs usages en sont détournés ou réappropriés comme autant de Ready-made.

Elle s’empare aussi de matières comme par exemple de la purée de pomme de terre avec laquelle elle façonne de précaires châteaux comme dans « En attendant que ca refroidisse » ou encore le bois. Dans la vidéo "30 centimètres » sont présentées les tranches scannés d’un tronc d’arbre. Celui-ci a été poncé sur 30 centimètres et Linda Sanchez a réalisé 3 000 scans de ces tours de ponçage. Chaque scan servant aussi à la conception d’un livre. Retour inattendu du bois dans un objet dont la matière est précisément faite avec de la pate de bois. Et où le livre serait une buche ! Linda Sanchez ne cesse ainsi de surfer sur les métonymies.
Les titres et les mots jouent pleinement dans les œuvres de Linda Sanchez. Ainsi dans une superbe série de dessins, réalisés avec une grande finesse et une grande sobriété associent chacun d’entre eux à un verbe comme par exemple « prendre », « continuer » …


En attendant que ça refroidisse, 2006.
Credit photo B. Adillon.


Que ce soit la purée ou le bois, Linda Sanchez provoque toujours une confrontation poétique : ce château précaire renvoie à notre enfance, à ces volcans façonnés et creusés au centre afin de recueillir la sauce qui relèvera le plat. Le stylo est posé sur une feuille perpendiculaire à un mur… Ces détournements ne sont jamais dénués d’humour et pourrait évoquer Magritte comme dans « Ceci n’est pas une pipe ».


Mais, de ces jeux d’oppositions et d’associations a priori innocents, une autre dimension surgit, celle du temps, de la précarité de choses, de l’éphémère…
Ce tronc d’arbre poncé sur trente centimètres est alors réduit en poussière, les veines qui datent l’arbre évoquent alors notre propre sort… Le château de purée finira bientôt par s’écrouler, fondre ou alors par être mangé…

De même, cette installation « Débattre la mesure » faite de petites horloges est un travail bien évidemment qui réfère au temps : le temps qui passe, mais aussi le temps de l’observation, le temps de la patience. Cette installation confère une place importante au hasard, à l’aléatoire. En effet, par le jeu des aiguilles, ces horloges se déplacent de façon non contrôlées et non simultanées. Observer ce phénomène implique de lâcher une part de son temps et piège notre regard dans l’attente de cette agitation. Mais quelques fois la chance permet de voir une horloge, ou deux ou trois s’agiter sans avoir à attendre…




Débattre la mesure, 2007.
Crédit photo B.Adillon


Cette dimension du temps qui passe, offre une lecture peut-être plus amère de une vidéo proposée par Linda Sanchez. Une vidéo passée en boucle dans laquelle une mouche semble emprisonnée dans l’écran du moniteur. Elle ne cesse de voler et vient régulièrement se cogner contre les parois notamment la surface de l’écran… Là aussi le vol est hasardeux… Aspect absurde et tragique d’un enfermement, d’un comportement répétitif et incohérent. Le montage en boucle de cette vidéo fait-il écho au nécessaire remontage des aiguilles des horloges afin qu’elles perpétuent leurs déplacements ?



« A la pêche ». Crédit photo B. Adillon


Cette réflexion sur la matière, sa texture et cette réflexion sur le temps vient trouver son aboutissement dans cette magnifique pièce intitulée « A la pêche » Des toiles d’araignées jointes entre elles par du fil de pêche viennent composer cette pièce, des toiles patiemment recueillies par Linda Sanchez. Elles viennent dessiner un réseau de mailles dans lesquels se sont pris des moucherons… Ces toiles nous prennent au piège de leurs légèretés et s’avèrent plus solides qu’il n’y parait et pourtant le moindre souffle qui vient les effleurer provoque un mouvement, une fibrillation. Cette pièce apparaît comme un véritable dessin… Relevé topographique, piège à rêves indien, qu’importe… Linda Sanchez nous laisse libre…

03/03/2010

De trompeuses apparences




















Les dispositifs ou installations faites de récupérations, de « chinage » à la Foirefouille ou à Emmaus d’Harald Fernagu se révèlent moins innocents qu’ils n’y paraissent… Et nous prennent dans le piège de leurs simplicités.



Quatorze photographies quasi-identiques d’un prêtre entourent une console en damier noir et blanc, mi-table, mi-autel sur lequel sont posés des reliquaires…
Sur les photos, le prêtre est debout. Il regarde vers l’extérieur par une fenêtre. Le temps semble s’être figé.
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L’homme qui campe le curé sur la série de photographie s’appelle Raymond, il est compagnon d’Emmaus tout comme Harald Fernagu qui partage cette vie de compagnonnage depuis une dizaine d’années déjà.
Raymond appartient donc à cette communauté d’hommes éprouvés, rejetés par la vie… Une communauté souvent rejointe quand toutes les autres solutions ont été épuisées, soldées… Emmaus devient alors leur unique recours…

Les stigmates de la vie ont souvent aussi eu raison de ces visages… Les corps sont fourbus… Et ne trouvent le repos que dans cette retraite involontaire…
Gueules cassées, visages ravagés par une existence qui n’a jamais fait de cadeaux.

« Reliquaire » Harald Fernagu


Une part du travail d’Harald Fernagu s’articule autour de ces questionnements: comment ces hommes en souffrance peuvent-ils échapper aux clichés qui leurs collent comme des peaux de chagrins, reconquérir une fierté ? Comment ne plus avoir peur de s’offrir au regard de l’autre sans craindre condescendance ou misérabilisme et sans toutefois chercher non plus à effacer les douleurs profondes dont le corps, le visage sont les témoins permanents ?
Comment alors retrouver ce plaisir d’être dans une photo par exemple, à pouvoir en jouer ? Quelle place occuper dans une société où la disparition de sa propre image correspond souvent au terrible constat d’une mort sociale…

Le travail d’Harald Fernagu n’est jamais compassionnel, il recherche la participation à ses projets et n’envisage pas ses compagnons comme des modèles mais comme des collaborateurs à part entière.

« Sauvez la France » Harald Fernagu


Dans « Tribulation d’un curé de campagne », Harald Fernagu sonde en premier lieu l’idée de portrait.
Le portrait revêt une grande importance car historiquement sa fonction sociale fut souvent l’occasion pour les puissants de ce monde de faire montre de leur pouvoir, de leurs richesses. Harald Fernagu ironise donc sur ce genre.

« Fille lisant une lettre à une fenêtre ouverte » Johannes Vermeer

Il s’inscrit dans la veine de la peinture hollandaise, pour la lumière, les couleurs et le format. Vermeer mais aussi Franz Hals sont présent dans ses photographies. Ce choix n’est pas anodin, les peintres flamands furent les premiers à traiter de sujets populaires ou profanes.
Ce curé de campagne donc ne fait rien ou pas grand chose. Le regard perdu vers un dehors invisible, il médite ? Il attend ? Il s’ennuie ? Pense-t-il à Dieu ? A ses ouailles ? A son quotidien de prêtre fait d’infimes petites choses comme dire la messe, baptiser, recueillir les confessions ? Nous ne le saurons pas… Son corps fait silence ! Quatorze photographies comme les quatorze stations du Christ… Mais sans souffrance aucune… Sans martyrologue...

Des objets de son quotidien entourent le prêtre : une horloge, des piles, une Bible… Objets familiers posés sur le rebord de la fenêtre… Nature morte… Objets synonymes du temps qui passe… Deux autres objets viennent attirer notre regard comme une impression de déjà-vu. Ce sont deux reliquaires déjà placés sur la console. Ces reliquaires confortent cette idée de finitude… Ces reliquaires se dédoublent donc…





De quelles matières sont-ils fait ces « vrais » reliquaires ainsi exposés sur cet autel qui n’en est pas un vraiment ? Assemblés de bric et de broc : inox, coquillages, assiettes plastiques… Ainsi des petites croix sont confectionnées avec des dés. En somme des objets communs accessibles à tous, des objets que chacun peut se procurer.

Pour Harald Fernagu, l’économie de moyens ouvre à plus de regards et évite selon ses mots « Cette confidence de la technologie »…
D’ailleurs les objets de cultes ne sont-ils pas à l’origine, des objets proches de soi ? Pour le peuple, la sculpture religieuse n’est-elle pas faite du même bois que l’écueille où l’on mange ? Jouant de l’idée de « noblesse » des matériaux, Harald Fernagu nous confronte à des interrogations sociales et politiques plus larges.

Mais la proposition d’Harald Fernagu va plus loin… Notre regard se trouve soudain pris entre l’objet et sa reproduction photographique. Et là survient un autre enjeu du travail d’Harald Fernagu, provoquer ce hiatus dans le regard, pousser à s’interroger sur la valeur d’une image… Où est le réel ? Où est le fictionnel ? Questionnement qu’il avait largement amorcé déjà entre autre dans des travaux antérieurs comme la série « Kosovo » par exemple.


« Kosovo » Harald Fernagu


L’image photographique est une fiction, une représentation mais elle devient aussi une réalité en soi… Nous avons devant nous Raymond et le curé, nous avons devant nous aussi le reliquaire ; objet fictionnel mais aussi physique placé sur l’autel. D’ailleurs, là encore Harald Fernagu s’amuse avec nos représentations mentales… Ses reliquaires sont des imitations mais nous les prenons pour argent comptant, nous les considérons comme vraisemblables. Ils renvoient aux vrais par assimilation de clichés…

Harald Fernagu piège notre vision et place le « regardeur » dans un entre-deux où ce regard oscille entre deux propositions et ne sait plus laquelle est la vrai, laquelle prime sur l’autre… Les objets faits d’inox possèdent aussi cette propriété de renvoyer notre reflet.
L’image sert aussi de lien au volume. A l’instar de Xavier Veilhan qu’il cite volontiers, Harald Fernagu travaille sur l’interaction de l’espace physique dans la mécanique de l’image, il assimile son travail à celui de la sculpture dans sa prise en compte de l’espace… Le damier de la console rappelle les recherches sur la perspective de la Renaissance… L’exemple de Donald Judd affleure dans cette réflexion.





« Les trois dimensions sont l’espace réel. Cela élimine le problème de l’illusionisme et de l’espace littéral, de l’espace qui entoure ou est contenu dans les signes et les couleurs » Donald Judd in « Specific Objects »
Mais une dimension plus intime peut-être traverse l’œuvre d’Harald Fernagu, son rapport avec le monde de l’enfance.

« Mange ce gateau » Harald Fernagu


Tous ces bricolages, assemblages, déguisements, dont la dimension souvent grave ou tragique n’échappent pas aux regards, portent toujours la trace de ces jeux de l’enfance. Enfance où l’on se crée des rôles, où l’on joue à être le chevalier qui délivre la belle princesse d’un château édifié en boites à chaussures, où chaque objet se transforme en un monde merveilleux …
Où l’on réenchante le monde…
Instants magiques où les damnés de la terre se relèvent de leurs blessures car ce n’était alors qu’un jeu d’enfant…