24/01/2010

Love songs




















Une mystérieuse obscurité recouvre le visage d’une femme, vient le dérober à la vue, parfois. Des mèches de cheveux voilent l’expression. Pourtant, ce visage s’empare de l’écran, l’envahit de son irradiante et hypnotique présence. Ce visage se découvre par instants, révèle alors sa beauté, la peau frôlée par un contre-jour de lumières surexposées… La femme chante… Une voix, belle, magnétique … Que chante-t-elle sous ces sunlights, prise dans ce noir et blanc contrasté ? Dans l’écrin de ces plans fixes et serrés ? « Torture... Torture... » ne cesse de chanter cette voix incantatoire…


Dans « Ne change rien » Pedro Costa partage quelques moments avec Jeanne Balibar et s'attache plus particulièrement sur l’une des facettes, celle de chanteuse. Il nous emmène de sessions en concerts en compagnie de Rodolphe Burger, musicien avec lequel l’actrice a déjà produit un album. En parallèle, il suit aussi le travail de la comédienne sur son rôle dans « La Périchole » de Jacques Offenbach.

Filmer des chanteurs, des comédiens au travail et les suivre dans ce processus de labeur, tenter d’atteindre cette trop souvent évanescente et fragile alchimie de la création peut relever parfois d’une terrible gageure à force de vouloir montrer.





Que saisir et comment le saisir, comment le traduire et le transmettre ? Que garder ? Que laisser ? Comment choisir donc dans cette matière mouvante ? La chose n’est guère aisée et pourtant dans le film de Pedro Costa les mots « dévoilement », « révélation » prennent tout leur sens.

Choix de séquences composées d’un seul plan-fixe aux cadrages soignés dont la photo joue parfois aux limites de la sous-expositions. Choix de séquences qui suivent souvent l’intégralité d’une plage musicale. Inexistence de ces rapports de champ/contre-champ qui cherchent à créer une empathie complice entre musiciens… Pas de plans d’inserts non plus, pas d’interviews ou de discours explicatifs des uns ou des autres… Costa capte et laisse vivre son image au gré des événements avec une austérité ascétique qui touche juste à l’essentiel. De cette austérité surgit cette étrange et douce sensation de beauté, de plénitude…

Une rare lumière, souvent, traitée en clair-obscur, vient modeler les visages lors des sessions de répétitions, isole chaque corps. Chacun semble pris dans la solitude de son instrument ou de sa voix mais une douce chaleur se dégage. Une chaleur enveloppante qui alors unifie… Costa possède un rare don du portrait, une capacité à poser un regard pénétrant sur l’autre où scruter chaque réaction ne ressort pas du voyeurisme mais de la dignité et du respect. Il en fait encore ici toute la preuve… "Ossos", "La chambre de Vanda" ou encore "En avant, jeunesse" en sont d'autres...




Quelques brèves paroles, une expression, des hésitations, un déplacement, rien de plus, permettent la coupe… Un subtil jeu de hors-champs s’institue, comme dans les séquences de répétition de « La Périchole » : la répétitrice n’apparaît jamais, la caméra fixant uniquement, de face, Jeanne Balibar, sans fards ou artifices séquence contre-point à cette image iconique livrée en séquence inaugurale. Cet art du portrait revient encore ici: force et la fragilité montrés avec une grande économie... Ainsi émergent aussi ces grands rapports de complicité entre Jeanne Balibar et Rodolphe Burger...

Art du portrait, art de l’icône donc…

Pedro Costa se livre tout au long de « Ne change rien » à une réflexion sur l'image d’une comédienne : séquence sublimes de concert d’une Jeanne Balibar magnifiée, séquences de travail qui démystifient… L’écran, un moment posé dans une séquence de répétition derrière elle et où elle vient s’inscrire ainsi que son ombre, oeuvrent à cette ambivalence et renvoit à Jeanne Balibar comme actrice.





Costa confronte aussi deux mondes.

En effet, deux univers différents a priori que celui du lyrique, que celui d’Offenbach, souvent considéré à tort comme un auteur léger et celui de Rodolphe Burger, torturé d’une sombre beauté. Costa ne cherche pas à provoquer ou à jouer d’une quelque opposition entre ces deux univers musicaux, au contraire ils se mêlent l’un à l’autre par l’entremise de la comédienne et de sa voix. Ces deux univers se répondent et ne s’opposent pas dans une alternance de séquences mais s’éclairent l’un l’autre. Moments où la fragilité de Jeanne Balibar s’exposerait dans la « légéreté » d’Offenbach, et sa force dans la gravité de Burger en répétition. Moments où la force émerge dans les représentations enlevées de "La Périchole" et la fragilité envahit la chanteuse dans les concerts.

Pedro Costa nous livre un splendide portrait de femme, tout en finesse, pudeur et retenue. Surtout Monsieur Costa ne changez rien!!!


Ne change rien
Réalisateur: Pedro Costa
avec Jeanne Balibar, Rodolphe Burger

Durée: 98 mn
1,66 noir et blanc
Portugal-France 2009