07/12/2012

LES PHARES DE MNEMOSYNE




                                                                                                                                                                      
                                                                                       
   « Quand résonne le silence »…  Cet oxymore,  titre de la dernière exposition, du peintre     Nicolas Delprat, révèle un monde où l’angoisse et le doute prennent le pas sur les certitudes. 

Ce titre fait pendant à un  oxymore célèbre de la littérature classique, cette fameuse « obscure clarté qui tombe des étoiles », tirade du Cid de Corneille qui renvoie, certes au jeu de la lumière et de l’obscurité, part importante     du travail de Nicolas Delprat, mais aussi ouvre un univers narratif et fictionnel  où s’écrit en palimpseste nos angoisses contemporaines…                                                

Cette obscure clarté, ce silence qui résonne, nous entraîne vers des routes inconnues… Que garderons-nous en mémoire à mesure que nous avançons ?    











Ce qui est frappant, avant tout autre chose, dans les toiles de Nicolas Delprat, c’est l’usage de la lumière. Une relation étroite s’institue avec elle. Celle-ci est omniprésente et de formes diverses, halos, éclairages, réflexions,   fenêtres, ombres portées, ambiances. La seconde chose, aussi, une forte proximité avec un écran de cinéma qui est aussi un réceptacle de lumière…

« En travaillant avec la lumière, le plus important pour moi est de créer l’expérience d’une pensée sans mots, de faire quelque chose de réellement tactile à partir de la qualité et de la sensation de la lumière. Celle-ci a une qualité intangible pourtant on la sent physiquement. Souvent, les gens tendent la main pour la toucher. Mon travail est fait de lumière ; il est centré sur la lumière en ce sens que la lumière est présente, qu’elle est là. On ne peut pas dire qu’il est question de lumière dans mon travail, ni qu’il s’agit d’en raconter l’histoire, c’est de la lumière. La lumière n’est pas quelque chose qui sert à révéler, c’est la révélation même »
                                                                          James Turrel « Mapping spaces, New-York, Peter Blum, 1987

L’on peut dire que la lumière est une condition nécessaire à la perception des créations artistiques qui s’adressent au sens visuel, que ce soit les arts du spectacle, la photographie, le cinéma et bien sûr les arts plastiques. La question de la lumière constitue en soi une part prépondérante des interrogations et des recherches de l’histoire de la peinture ;  songeons au Caravage, à Rembrandt ou Georges De La Tour, aux Impressionistes… Nicolas Delprat s’inscrit dans la continuité de cette interrogation.
Bien que figuratif, le travail pictural de Nicolas Delprat trace son sillon dans les pas des Minimalistes, notamment ceux de Dan Flavin et James Turrel. D’ailleurs, il n’hésite pas à s’en inspirer ou à les reprendre  comme dans « Dan Flavin, acrylique sur toile, 2006 » . La lumière, en effet, revêt une importance primordiale dans ses tableaux, les rapports entretenus avec celle-ci sont omniprésents.
 Chez Nicolas Delprat, ce travail consiste à  matérialiser les résonnances de la lumière. Il ne tente jamais de masquer les sources lumineuses, au contraire, celle-çi sont bien décelable, présente dans la constitution de l’image. Ces sources, néons, halos, projections, mais aussi lumières du ciel, brouillards, brumes nous plongent dans une atmosphère ouateuse, incertaine, aux contours souvent peu définis. Il en saisit les phénomènes vibratoires, l’instabilité.

"Zone 26", courtesy@galerie Odile Ouizeman


Turrel parle de la lumière comme « la révélation même ». Nicolas Delprat poursuit cette voie ; la lumière chez lui devient effectivement révélation mais acquiert un statut autre. Elle est le moyen par lequel les souvenirs refont surface, émergent de notre inconscient.
« Nicolas Delprat privilégie surtout une logique de représentation qui a pour objectif de soumettre ses sources lumineuses à un traitement mnémonique et pictural. En effet, la plupart de ses peintures parlent des souvenirs de lumières. »
Erik Verhagen in catalogue de l’exposition « Mehr Licht », Espace Vallès, Saint Martin d’Hyères, 2008

Avec « Quand résonne le silence »,  Nicolas Delprat se  distancie du Minimalisme et pousse plus loin  son exploration des potentialités cinématographiques… Pousse plus loin aussi cette impression de souvenirs lumineux….
Plusieurs peintres furent influencés par le cinéma ou prirent en charge les potentialités de ce médium dans leur travaux picturaux à l’exemple de Francis Bacon qui concentra les gros plans d’Einseinstein dans le portrait du pape Pie, de Warhol ou encore avec la Nouvelle figuration, Monory, chassant ses sujets dans la thématique du film noir. Nicolas Delprat, lui, s’aventure sur les terres du film d’anticipation.
Ses œuvres sont donc, elles aussi, habitées de références cinématographiques, où l’on pourrait citer, Kubrick, Verhoeven, Lynch, Tarkovsky, Spielberg mais Nicolas Delprat en explore encore une autre dimension.
L’image cinématographique, comme on le sait, exprime un mouvement, mais celui est fait d’images fixes, des photogrammes ; Le défilement des images provoque chez le spectateur un effet de rémanescence, il lui fait en quelque sorte combler les images manquantes, c’est la part illusionniste du cinéma. D’autre part, la mémoire auditives, visuelle est mise en branle dans ce même processus afin de rétablir une continuité visuelle mais aussi narrative car l’image qui défile est un flux : la rémanescence des images précédentes nous permet donc d’assurer une continuité. Notre mémoire compense en cela la perte physique des informations. Que fait Nicolas Delprat ? Il rejoue à sa manière, ce phénomène, avec un autre médium et il le décale dans le temps. L’expérience proposée est un quelque sorte un visionnage en différé avec des arrêts sur images. Que nous reste-t-il d’un film, d’une image, d’un souvenir nous revenons toujours à cette problématique de la mémoire.

"Perspective 2", courtesy @  Galerie Odile Ouiseman


L’utilisation de ces références fait appel à la mémoire et par le même processus que pour les citations de Dan Flavin ou de James Turrel, Nicolas Delprat fait immerger de ses tableaux des images que l’on a cru voir mais qui n’existent pas réellement dans les films référents. Là encore, il joue de notre déficience, de notre part fantasmatique à créer ou à recréer des images à partir de ce que l’on a cru voir, des images, qui, nous le sommes intimement persuadés, appartiennent au film. Mais il n’en est rien. Nicolas Delprat joue donc sur ce premier registre, d’autre part, il réussit à synthétiser dans ses tableaux une ambiance ou des ambiances qui mêlent un ou plusieurs films. Pourrait-on parler de construction d’images archétypales ou de stéréotypes d’images chez Nicolas Delprat ?
Une autre constatation importante : l’absence humaine. Nicolas Delprat, dans les tableaux qu’il nous présente, annihile la présence humaine, du moins en apparence. les cadres où s’inscrivent reflets, ombres de fenêtres, lueurs sont inhabités mais Nicolas Delprat nous suggère la présence humaine en creux. En effet, à l’observation, les paysages déserts recèlent d’une présence invisible, fantomatique sous formes de traces : grillages, fenêtres, maisons….


"Perspective 3", courtesy @ Odile Ouiseman


Mais le plus intéressant est que Nicolas Delprat nous induit dans son dispositif, il reprend à son compte le principe d’identification, certes ici l’on rétorquera qu’il n’y a personne à qui s’identifier mais pourtant il nous met en situation de protagoniste par un effet de caméra subjective. Cette inscription dans le cinéma se fait aussi par des effets de travellings comme dans  Ses tableaux sont construits avec l’échelle humaine comme référent. De fait, nous nous retrouvons, en quelque sorte, dans une position d’acteur avec toutes ses implications et ses conséquences. Ce travail de mise en scène, ce dispositif qui implique notre participation, bien au-delà du seul regard, nous agrège dans un monde instable et plein d’anxiété En effet, ces paysages  vides, troublés, incertains sont de natures instables. Monde vibratoire, précaire et éphémère des nuages, des brouillards…
Les principales sources dans lesquelles puise Nicolas Delprat, sont la science-fiction et l’anticipation. En effet, la plupart de ses références cinématographique « 2001, l’Odyssée de l’espace », « Solaris », « Total Recall », pour ne citer que celles-ci, appartiennent au genre de la SF. Il est à noter que la plupart des évocations (le terme parait plus approprié que citation) tirent elles-mêmes leurs sources de la littérature, là aussi s’instaure un jeu entre réinterprétation cinématographique et réinterprétation picturale.


courtesy@Odile Ouiseman


Le genre Science-fiction nous donne, a priori, à réfléchir sur le futur, mais bien souvent, ce discours anticipatif nous renvoie à notre présent et non à notre futur. Il se fait témoin de notre monde. « Farenheit 451 », discours anticipatif mais aussi regard sur les sociétés totalitaires, les exemples sont nombreux. Nicolas delprat investit cette dimension. Il nous donne à voir des  troubles, incertaines. le regard se trouve pris au piège, dans un dispositif formelle : ce jeu avec les perspectives dans la série éponymes où justement toutes les perspectives qui viennent traverser le ciel, sont faussées, cette étrange intrication de plans qui se fondent, dans la série « zones » où l’avant-plan se mêle à l’arrière-plan, où la trame du grillage semble ne pas trouver sa place, participe au trouble de notre vision. Ces grillages, évocation politique ? Frontières, enfermements, camps de rétentions, univers concentrationnaire, Le film d’Alain Resnais, « Nuit et brouillard » n’est pas loin… Mais les souvenirs se troublent une fois encore…


courtesy @ Odile Ouiseman


Les tableaux de Nicolas Delprat ne reflètent-ils pas cette intuition de l’ère du soupçon ? Un monde qui ne répond plus à nos questions ? Une métaphore de l’homme pris dans une post-modernité, un désenchantement où rien  ne vient plus suppléer à nos incertitudes, à nos défaillances ? Quelle alternative nous reste-t-il ? Prendre une route qui ne mène nulle part, se heurter aux grilles, aux obstacles, saisir l’insaisissable ? Les grands récits se sont tus et seul résonne le silence.


« Quand résonne le silence »
Nicolas Delprat
Du 8 novembre au 12 janvier 2012
Galerie Odile Ouizeman
10/12 rue des Coutures Saint-Gervais
75003 Paris
et aussi jusqu’au 9 décembre
« Errance » avec Rachel Labastie
Les Salaisons
25 Avenus du Président Wilson
93230 Romainville
www.salaisons.org

26/11/2012

DOMINIQUE DE BEIR, AU-DELA DE L’EFFET DE SURFACE








Grandes plaques lisses de polystirènes,  trouées, percées, scarifiés, griffées, avec une application méthodique, de façon sérielles ou bien désordonnées. Ainsi se présente le travail de Dominique de Beir. Un travail abstrait, et qui semble prendre la peinture à rebrousse-poil..










L’artiste se revendique pourtant comme peintre. Malgré cela, rien ne laisse, a priori, transparaître cette revendication dans son travail que l’on pourrait plus aisément assimiler à un travail de sculpteur. Cette aspiration à la peinture s’explique par son grand attachement à la tradition picturale, allant des primitifs à Lucio Fontana, passant aussi par les fauves et les Minimalistes. Un constant recours au vocabulaire de la peinture : aplats, lavis, transparence, profondeur etc… Une œuvre située entre l’Action Painting et Support-surface.
L’autre particularité de Dominique de Beir est, à l’instar de Soulages, la création de ses propres outils qui lui servent à inscrire sur la surface plane et lisse, les effets qu’elle recherche. Et quels drôles d’outils ! Plus ressemblant à l’attirail du jardinier que celui d’un peintre. Outils d’un paisible jardinier ou instruments de tortures, griffes, poinçons, pics, aiguilles, fourches digne de l’inquisition…


"Outils de ma passion"


Une peinture de l’onction, de la révélation

En grec, Christos, désigne la personne qui a été teint, enduit ou couvert d’un liquide. Il y a là acte de peinture mais aussi de consécration notamment pour les actes funéraires qui préparent le corps avant l’enterrement : l’onction. Mais cette onction est aussi l’acte par lequel une surface se trouve atteinte : frottements, caresses mais aussi écorchement.

« L’évènement de la Passion christique fait culminer l’écorchement, bien sûr mais aussi l’aune de couleur et même l’onction. On proposera cette hypothèse :dans le sacrifice de la Passion le Christ est oint (enduit et consacré) par son propre déchirement, c’est-à-dire par son sang. Il s’y produit par là un moment ultime de visualité, un moment de vérité de sa couleur »

                                Georges Didi-Huberman, L'image ouverte, Gallimard, Paris


"Zones cas particulier


Dominique De Beir, par son acte pictural, emprunte à ces trois assertions du mot « onction ». Les œuvres de l’ar(tiste sont en quelque sorte dépositaires de ce fond iconographique du christianisme. Par tradition, par filiation, elle s’inscrit dans l’une des grandes thématiques de l’histoire de la peinture occidentale : la Passion. Mais la passion inscrite dans les Evangiles apocryphes, là où s’évoquent, Véronique, voilements et dévoilements. Irruptions, déchirements, éclipse, obscurité…. L’artiste taraude, creuse, sillonne, dévoile. Tout dévoilement implique un caché. Ce caché, elle ne vient pas le faire émerger à la surface, à l’instar de ces femmes voilées où en Burqa dont les visages en deçà sourdent du linceul qui les recouvrent.


"Métal 1"


Ce qui nous est dévoilé, elle le laisse sciemment en creux, en cavité, profondeurs et béances. Ainsi que la révélation de la couleur toujours discrète chez Dominique De Beir, la rare gamme de couleurs quand elle apparait, vient de l’intérieur de la matière. Si couleur, il y a, elle surgit comme des véroniques comme dans sa série où des taches rouges viennent maculer de fines feuilles blanches .La vera icona, thème récurrent dans les Evangiles apocryphes. Cette vera icona fait irruption du fond de la texture jusqu’à la surface.
Chez l’artiste donc, pas ou peu de recouvrements, mais apparitions. Dévoilement parfois à la limite de la déchirure définitive. Approche de la fragilité de toute matière, où les strates se découvrent, peu à peu, jusqu’à devenir filigranes. Un jeu avec l’infra-mince. Et parfois le trou…
Ces limites constituent donc autant de points de ruptures contre lesquels Dominique De Beir joue. Un jeu poussé jusqu’à la mort symbolique de l’œuvre , le raté qui aurait comme agonie, la matière transpercée. Ces modes opératoires révèlent aussi une grande maitrise de la lumière, car paradoxalement les trous, les cavités obscurcissent mais irradient, cette irradiation prend toute sa dimension dans les installations de l’artiste, la lumière passe par transparence, créant des variations, en cela aussi Dominique De Beir se fait peintre.

Plus qu'un geste opérant une blessure, cette attaque radicale correspond d'abord à un exutoire calmant,
une litanie agitée.Trouer signifie avant tout regarder autrement, agir dans les strates et les sensations de
la profondeur. Réalisées de manière pulsionnelle, ces actions "appel d'air" envahissent et creusent la
surface de manière éclatée, la matière se déplace et rend visible des effleurements, des grouillements,
des absences. Parfois, ce sont des zones de chocs et parfois des cimetières de microbes.
Les marques portées sur ces surfaces sont la représentation de mes outils en action qui'mpliquent pour
chacun une mise en œuvre particulière.
« Notes » Dominique De Beir

"Portant 1"


Il serait difficile de ne pas trouver des similitudes entre Dominique De Beir, avec l’œuvre de Lucio Fontana, notamment avec cette œuvre devenue célèbre qu’est la toile rouge fendue en son milieu. Si nous filons la métaphore biblique, nous pouvons trouver un rapport évident avec les écrits de Luc, Matthieu et Marc, lors de la mort du Christ, le voile du Temple qui forme l’entrée du Saint des Saint et qui masquait la vue de l’Arche d’Alliance, se déchire en son milieu. Lucio Fontana reprend ce thème ainsi qu’il se réfère au sexe féminin, et se réapproprie « l’origine du monde » de Manet. Mais lui aussi, nous laisse aux portes du Saint des Saints… Et porte sur sa toile une marque indélébile ! Celle de la fente !

« Chercher au-delà de l’image-plan, un espace obsidional de la vision et à tâcher d’y fomenter une prodigieuse conversion, un symptôme : versant vivace d’un deuil forclos, versant hystérique du stigmate »
Didi-Huberman in L’image ouverte, Gallimard, Paris

Dominique De Beir répète ce geste fondateur de Fontana, mais va plus loin ! Il y a recherche d’émergence de la profondeur vers la surface, révèlation, dévoilement… Dominique De Beir rejoue le déchirement du voile, de la peau, fouille dans les entrailles de l’épaisseur. Un jeu entre image pleine et image vide s’instaure. Notre regard qui appréhende d’abord la totalité , ne puis s’empêcher de venir scruter ces trous, ces griffures… Le regard se disloque, se fragmente…

« C’est en prêtant son corps au monde que la peinture change le monde »
Merlau-Ponty in L’œil et l’esprit

"Animal 1"


Différences et répétitions : une gestuelle

Ce rapport entre profondeur et surface ne doit pas occulter le mode opératoire de Dominique De Beir. Le corps même de l’ artiste se met en jeu. Dominique de Beir travaille généralement son matériaux posé au sol et à l’instar de Jackson Pollock, s’approprie le modèle de l’Action Painting, et se met à percer, perforer son support. Dominique de Beir y reconnait une part de hasard, d’aléatoire mais le choix de l’outil, lui, laisse sa propre trace ; un pic n’aura pas le même effet sur la matière, qu’un frottement. Percer, ouvrir, tarauder n’ont pas les mêmes effets formels. Cette appropriation du matériau, cette façon d’envisager la peinture, la rapproche des recherches formelles de Support-Surface, qui délaissent le sujet en faveur du matériau constitutif de la peinture (cadre, toile). Dominique De Beir s’approche d’un travail comme celui d’un Viallat, utilisant pour certaines œuvres la notion de pattern.




Dans sa gestuelle même, il y a répétition, ainsi que dans certaines séries de tableaux. Cette mise en action du geste rejoint le solo du jazzman qui évolue dans une grille musicale donnée, développant des thèmes, jamais semblables mais toujours en accord avec cette grille d’accords.
Lacérer, trancher, griffer, perforer ne disent rien en tant que tels mais créent un « événement ».


« Lorsque le scalpel tranche la chair, il n’ajoute pas un être nouveau dans le monde, ni une qualité nouvelle dans les choses, mais produit un nouvel événement »
Arnaud Bouaniche in Gilles Deleuze, une introduction, Agora, Paris

Peut-on considérer Dominique De Beir comme une peintre de l’évènement, au sens où l’entend Deleuze, certainement oui ! Avec comme écrin, telle sa montagne Sainte-Victoire, les hautes falaises du littoral picard, aux blancheurs immaculées, elles=même taraudées, malmenées par l’incessant ressac de la mer…






08/11/2012

Lahloutopia : faire kiffer les anges...




Mehdi-Georges Lahlou présente à la MAAC à Bruxelles ses derniers travaux. Il creuse pour qui ne connait pas son travail, le sillon de la multiculturalité, par le prisme, entre autre de l’auto représentation et de l’iconographie religieuse et ce, avec beaucoup de ludique insolence. Mais cette effronterie de façade relève d’une réflexion plus profonde sur les fondements de son acte artistique.



Imaginons un arc de cercle qui partirait de la terre vers le ciel et reviendrait reprendre ses bases sur cette terre…. Nous pouvons envisager le travail de Mehdi-Georges Lahlou à l’aune de cette figure. La figure de l’arc de cercle mais aussi celle du Salto, l’artiste fut danseur notamment pour La Ribot, la danse fut d’abord, tentative d’élévation, tentative de vaincre la pesanteur, de s’arracher au sol. L’artiste, dans ses œuvres, semble entretenir un rapport dialectique profond avec ce principe d’élévation et de retour à la pesanteur terrestre.

Créature pour Chaman, courtesy@Galerie Dix9

Reprenons les thématiques présentés par Mehdi-Georges Lahlou à leurs départs : la multiculturalité,  plus précisément les cultures musulmanes et chrétiennes dont il est issu, l’autre et l’image de soi. L’artiste ne cesse d’opérer par glissements, par analogies, par croisements, à l’exemple de la série " Créature pour Chaman", hommage à Pierre Molinier qui reprend les photographies de celui-ci pour les réinterpréter, à la place du travestissement, du fétichisme qui constitue l’essentiel de l’œuvre de Molinier, fétichisme de la résille, Mehdi-Georges Lahlou y substitue le Niqab qui devient à son tour un objet fétichisé et avec lequel l’artiste joue en se mettant en scène, en se travestissant, autre exemple les 72 vierges, qui font référence à la vision coranique du Paradis mais renvoie aussi à l’iconographie chrétienne, nous y reviendrons. Ainsi qu’avec les séries de Madones à l’Enfant, Mehdi-Georges Lahlou puise donc dans ce qui fait notre fond culturel occidental et le confronte avec celui du monde musulman.

"Madone", courtesy@MAAC Bruxelles 


UN MADJOUB CONTEMPORAIN ?
Qu’est-ce qu’un « Madjoub » ? Le nom vient du saint soufi Abd Rahman Al Madjoub qui vécut au 16ème siècle au Maroc. Par extention, cette appellation fut donnée aux fous de Dieu s’inscrivant dans la philosophie Soufi et donc souvent considérée comme hétérodoxe par l’Islam officiel, qui pour certains, à l’instar des gnostiques, se jouaient et prenaient le contre-pied des enseignements orthodoxes de l’Islam.
Certes l’artiste joue dans un premier temps des décalages et de son « background » culturel mais se faisant, il pousse la réflexion plus avant et avancer le fait que Mehdi-Georges Lahlou serait à l’égal un madjoub contemporain n’est peut-être pas une idée farfelue. Attention, il ne s’agit pas de faire de l’artiste un mystique !

"Equilibre au vase", courtesy@MAAC Bruxelles 


Revenons à l’image de l’arc de cercle, évoquée pour transcrire le travail de l’artiste. Chez Mehdi-Georges Lahlou, une constante frappe, son rapport avec la légèreté et la pesanteur. Ce rapport se retrouve dans nombre de ses œuvres, ainsi dans « Equilibre au vase » où la tête d’un homme supporte un énorme vase sur la tête. Cette pièce nous offre différents degrés de lectures, l’on peut y voir le poids de notre propre culture qui pèse sur nous comme un lourd fardeau mais le titre de l’œuvre nous renvoie à une conception plus aérienne, plus apaisée, et ne renverrait-elle pas plutôt à une forme transcendante, où la culture s’allège ? De même, dans la série « Créature pour Chaman », les visages masqués semblent flotter dans le fond noir qui constitue la base de cette série photographique, en appellent à un état pris entre ciel et terre, l’état des derviches tourneurs, qui dansent dans une ronde vertigineuse, reliant de leurs doigts la terre au ciel, servant d’intercesseur. Mais cet équilibre, cette posture peut parfois devenir instable ou peu aisée comme nous le rappelle la vidéo "Marche de 30 km en chaussures à talons entre 2 lieux d'art, 2009"  où l’on voit Mehdi-Georges Lahlou arpenter les trottoirs d’une rue avec des chaussures à talons aiguille. Encore une tentative d’élévation…. Mais selon cette logique dialectique, cet arc de cercle qui va de la terre vers le ciel et retourne à la terre, Mehdi-Georges Lahlou prône le Paradis ici et maintenant ! Son installation « 72 vierges » pourrait faire force de preuve ! Cette œuvre fait référence aux Houris promises aux croyants méritants dans le Paradis d’Allah et l’artiste joue avec celle-ci sur une double ambiguïté. Chacun des bustes, immaculé et couvert d’un voile sur la tête, qui constituent cette installation, sont le moulage du visage de Mehdi-Georges Lahlou.

"72 vierges", courtesy@MAAC Bruxelles 

L’installation irradie et semble léviter, par cet effet d’irradiation, juste au-dessus du sol. L’artiste donne en quelque sorte, incarnation au Paradis d’autant qu’il s’y auto-représente, jouant sur une ambiguïté présente dans le Coran
« Selon l'usage classique de l'arabe à l'époque où Mahomet récita le Coran, Hur'in est composé des deux mots « hur » et « in ». Le mot 'hur est le pluriel des deux formes ahwar (masculine) ethawra (féminine) qui signifient « aux yeux blancs », ou bien qui désignent des personnes qui se distinguent par hawar, c'est-à-dire "une intense blancheur des orbites oculaires et des pupilles d'un noir brillant"8, d'où la pureté. Le second mot, In, est le pluriel des deux formes ayan (masculine) et ainao (féminine). Ce mot désigne la beauté des yeux du buffle, qui sont blonds. En général, ce mot implique "les plus beaux yeux", quel que soit le sexe de la personne. Ainsi, la façon la plus fidèle de rendre le mot houri en français pourrait être : « compagnons purs, aux plus beaux yeux », compagnons s'appliquant à la fois à des hommes et à des femmes. » Source Wikipédia

"Madones", courtesy@MAAC Bruxelles 

Le fait de se représenter en Houri n’est donc pas de l’ordre d’une provocation, mais d’une relecture fine, d’une réinterprétation fine du texte fondateur de la religion musulmane et l’on retrouve l’idée de travestissement, voire d’androgynie déjà abordée, avec la série « Créature pour Chaman ». L’artiste apporte son Paradis et fait descendre son utopie sur Terre. L’artiste devient objet de désir, promis aux croyants. Il souligne par-là que peut-être l’art est aussi domaine de croyance. La seconde ambiguïté avec laquelle s’amuse Mehdi-Georges Lahlou concerne le statut de la Vierge dans la religion chrétienne, c’est par elle que le dieu chrétien sera incarné et il nous est impossible de ne pas regarder ces Madones à l’aune de « 72 vierges »  Cette idée de paradis, ici et maintenant, dans sa série de « Madones à l’Enfant » tendrait à s’en trouver renforcée ! Pour Mehdi-Georges Lahlou, la légèreté, le Paradis, dans le sens noble, est de notre monde et n’appartient pas au monde religieux. L’artiste nous l’offre, il ne reste juste qu’à le saisir !
Mehdi-Georges Lahlou n’est pas si loin d’une posture similaire à Mansour Al Halladj, disciple du soufisme mort supplicié au 10ème siècle pour avoir déclaré « Je suis la vérité » ce qui revient à dire en Islam « Je suis Dieu »…

par Valéry Poulet

Mehdi-Georges Lahlou
"Walking to Lahloutopia"
jusqu'au 18 novembre 2012
MAAC Bruxelles
26,28 rue des Chartreux
1000 Bruxelles










06/11/2012

MICHEL MAZZONI : L’AXIOME DE LA POSE B ?


MICHEL MAZZONI : L’AXIOME DE LA POSE B ?

Axiome de la pose B, titre énigmatique, loin s’en faut, pour les néophytes de la photographie. Pourtant cette pose B permet de prolonger le temps de pose sur un appareil photographique et prolonger ce temps de pose, implique beaucoup de choses, de faire des prises de vues avec des conditions de lumières réduites, ou par effet inverse de surexposer totalement la prise de vue.  Mais l’une de ses vertus principales : capturer du temps…







Michel Mazzoni, photographe de la galerie Anyspace, travaille le temps mais aussi l’espace. Ses outils, essentiellement l’argentique (chambre 4x5 et moyen format), qu’il privilégie pour sa souplesse au numérique.  Le numérique est uniquement utilisé pour ses travaux vidéo. Une quête à l’imperceptible, à ce mouvement du temps que nous ne pouvons pas percevoir. Michel Mazzoni s’attache aussi à l’indifférence, à l’abandon, aux zones laissées pour compte par l’homme qui, elles aussi subissent insensiblement cette lente érosion.
En effet, tout lieu, tout site, participe d’un principe d’entropie, voué à une disparition, à une autodissolution. Lieux construits puis abandonnés, paysages inscrits dans la nature (montagnes, neiges…) Des lieux qui ne cessent de changer, de se moduler. Une lutte s’impose alors entre le photographe, une lutte contre le temps mais aussi les espaces.
« Ce qui me permet d'introduire la notion de temps, une spacio-temporalité en suspens  dans des paysages « futurs » (qui pourraient appartenir à la science-fiction) mais qui paradoxalement évoluent vers un passé quasi préhistorique. Comme disait Nabokov, la modernité c'est l'obsolète inversé. »
Michel Mazzoni

Un « Ce quelque chose que nous percevons, que nous sentons, mais qui nous échappe »

Mazzoni fait sien un travail sur la lumière. Sous-exposition, surexposition se confrontent, se complètent, entament un dialogue qui n’a de cesse de perturber notre vision. Ces travaux sur la matière photographique sont évidemment volontaires, ils s’effectuent, selon les conditions, pendant la prise de vue et/ou pendant le travail de laboratoire, de scan de l’image. Ce travail sur la lumière semble venir se dresser un infime voile entre le regardeur et l’objet photographique, instaurer une séparation et vient non pas occlure mais perturber ce sentiment océanique. Ce léger filtre dressé entre nous et la photographie, pose donc un espace, se déjoue de la planéité créant par cet espace une profondeur comme ces photographies aériennes qui écrasent au sol tout relief et par là, reprend le modèle du plan d’architecture.




Anabase + 2Prints BW & Color, 142 x 180 cm matte paper mounted on aluminium
courtesy@anyspace Gallery, Brussel



Mazzoni n’utilise que rarement le point de fuite pour jouer de la profondeur. Nous avons le plus souvent à faire à des « All Over » dans une grande partie de son travail. Et son travail sur la lumière vient y participer, il force l’œil à franchir ce voile. Ce passage s’effectue aussi par cette faculté de rémanescence rétinienne. Peu à peu, de l’épaisseur du voile, des détails, des formes imperceptibles se précisent. L’observation s’affine et vient saisir ces formes, des dégradés se forment dans les traitements, a priori monochromes.
Mais la règle fait forcément exception. Dans des séries récentes comme « WEIGHTLESSNESS», le photographe joue sciemment de la perspective mais dans des lieux clos, et d’une forte opposition entre le noir et le blanc, surexposition marquée dans une pièce lisse et immaculée, et densité qui confine à la claustrophobie dans un couloir d'immeuble



Matières….

Ce qui surprend dans certaines séries, c’est l’omniprésence de la matière, notamment dans « The sun will return ». La plupart de ces photographies sont prises en poses longues. L’environnement aussi joue pour beaucoup dans ce matiérage. Nuages qui se déplacent, épais brouillards viennent renforcer une consistance quasi palpable des photographies. Michel Mazzoni travaille sur la lumière mais aussi sur la densité des choses, une impression de pesanteur émane généralement de ses séries. Une pesanteur qui pourtant, confine à l’abstraction et au voile évoqué précédemment. Situation paradoxale ? Pas tant que cela, dans certaines séries, la texture photographiée prend la forme d’éther, le brouillard ou les nuages, par exemple… Le principe d’entropie, d’érosion prend figure d’infinitésimale temporalité, impalpable. Tous ces éléments sont matières, et donc pesanteur. Michel Mazzoni nous donne à réfléchir, à penser sur ce paradoxe. L’un de ses credos, la science-fiction, non pas une science-fiction aux phénomènes spectaculaires… Mais ici, plutôt à Stalker de Tarkovski ou encore aux décors déserts des films d’Antonioni, paysages urbains quasi irréels dans lesquels se meuvent ses personnages.



Anabase + 2





Prints BW & Color, 142 x 180 cm matte paper mounted on aluminium
courtesy@anyspace gallery, Brussel


« La science-fiction ne sert qu’à permettre d’imaginer un lieu et une époque où le miracle moral peut s’accomplir ; celle-ci caractérise aussi la conscience de notre époque, laquelle ne peut croire qu’en un miracle technique, c’est-à-dire rationalisé. Nous rencontrons une contradiction : l’esprit scientifique admet le besoin constant de miracle et crée une espèce de religion ou de mythologie, mais veut aussi rationaliser le miracle et lui ravir son sens originel ; ainsi le besoin de miracle, propre à l’homme, à la créature imparfaite, se trouve étouffé. » Bàlint Andràs Kovacs et Akos Szilàgyi in Les mondes d’Andrei Tarkovski




Les espaces, le temps et les hommes

Zones désertiques, steppes, montagnes s’opposent, sont des territoires hostiles à la présence de l’homme et le restituent à sa place : celle d’entité négligeable dans l’univers.
« Deleuze les définissait comme des espaces lisses de pure connexion. Ce sont pour moi des panoramas zéro, proche de l'abstraction » Michel Mazzoni


In the spacecraft / print on photo rag 130 x 160 cm framed, or Ink-Jet Print on Blue Back Paper, dimensions according to the space,
 courtesy@anyspace gallery



L’une des interrogations posées par Michel Mazzoni, dans ces photographies, dans ces lieux, est donc la place de l’homme. Le photographe ne joue pas d’une dualité homme contre-nature, il reste sur un plan d’immanence. Dans nombre de ses photographies, sa trace reste présente, par indices, résidus ou par l’architecture… Elle est signifiée par l’entropie elle-même, se piste par abandons successifs de lieux autrefois fréquentés par la présence humaine. Lieux délaissés et livrés à l’épreuve du temps ? Le vecteur temps revêt une grande importance dans le travail de Michel Mazzoni. Il capte cette illusion de l’immuabilité des choses et en dévoile l’impermanence, d’où aussi nombres de photographies aux poses longues, tentatives de saisir cette impermanence, incommensurable…


Anabase + 2
Prints BW & Color, 142 x 180 cm matte paper mounted on aluminium
courtesy@Anyspace Gallery, Brussel



Ces territoires, ingrats, abandonnés, le photographe n’en fait pas des « natures mortes », la présence même infime de l’humain vient toujours s’imprimer dans ses photographies. Pour lui, il y a une tentative de changer d’échelle, qu’elle soit temporelle, géologique ou encore architecturale… Ces procédures de changement impliquent un effort abstractif, une tentative de ne pas se placer à hauteur d’homme et à reconsidérer sa propre position de photographe. Le changement d’échelle implique soit d’envisager les choses du côté macroscopique ou microscopique. Quoi qu’il en soit, l’humain reste toujours une entité perdue dans le cosmos… Ce changement d’échelle implique un renversement du temps, la pose longue, renvoie à la conception Bergsonienne du temps reprise par Gilles Deleuze.
« Jamais un temps ne passerait, s’il n’était passé (en même temps) que présent »
Gilles Deleuze in Différence et répétition

Cette fameuse pose B qui porte, en elle, le passé, le présent et l’avenir….

Valéry Poulet
pour performArt août  2012