« Mange, ceci est mon corps » de Michelange Quay nous plonge dans une profonde apnée hallucinatoire où viennent s’éprouver les souffrances d’un peuple, les rapports de dominations, les aliénations qui en découlent, tout au long d’un film qui prend la forme d’une étrange cérémonie.
Une femme blanche, Madame (Catherine Samie), vit avec sa fille (Sylvie Testud) dans une grande maison dans laquelle elle recueille des enfants noirs auxquels elle prodigue, nourriture, soins et éducation.
Pour traiter des rapports issus du colonialisme et de l’esclavage, notamment à Haiti, Michelange Quay privilégie l’exploration d’une part plus obscure de ces rapports : les ressorts inconscients, les traumatismes profonds et les ravages intérieurs qui s’inscrivent dans cette relation dominants dominés, de soulever les ambigüités de celle-ci. Et pour ce, Michelange Quay ne se place pas sur le terrain du réalisme mais choisit de procéder par l’allégorie.
Tout commence par un magnifique travelling aérien qui nous fait pénétrer peu à peu dans les entrailles d’une terre aride, à la végétation pauvre. Ce travelling prend valeur d’exposition : dans celui-ci, tout est dit de la situation d’Haïti : visions de bidonvilles surpeuplés, cours d’eaux asséchés. Une terre censément nourricière mais une terre où plus rien ne semble pousser, un lieu maudit, abandonnée de Dieu, où vivent les damnés de la terre.
Le film, par son titre, se place d’emblée sous le sceau de l’Eucharistie. L’Eucharistie se donne sous le symbole du partage, de la communion. Elle est, pour les chrétiens, le symbole du sacrifice du Christ, l’Eucharistie prend valeur d’une nourriture donné par Dieu pour que les chrétiens vivent de lui, ce que fait Madame. Elle nourrit ces enfants noirs, les nourrit de son propre corps, les "blanchit", l’expression n’est pas vaine. Cette femme devient en quelque sorte l’égale de Dieu aux yeux de ces enfants, scelle aussi en quelque sorte leurs dépendances. Concernant Haiti, nous ne pouvons nous empêcher de penser à un pays incessamment sous perfusion.
Cette femme devient donc la métaphore de cette dépendance des pays du tiers-monde envers les pays riches. Mais cette relation est ambivalente: dans cette dialectique du maitre et de l’esclave, qui de l’un a besoin de l’autre ? Ces enfants qui se nourrissent de cette femme se font eux-mêmes ingérés par celle-ci qui devient l’image d’un ogre. Madame se vide de sa substance, se dessèche elle-même à l’image du pays. Ces enfants sont aussi la raison d’exister de cette femme. Elle est métaphore de la domination mais aussi métaphore de la mauvaise conscience du dominant. Ambivalence aussi soulignée en filigrane par Michelange Quay, de la figure du Christ, figure aliénante mais aussi symbole de la théologie de la libération, mouvement catholique issu de l’Amérique du Sud prônant un retour aux fondamentaux du christianisme.
La fille de Madame, se substitute d’ailleurs au Christ lors d’un repas évoquant la Cène. Michelange Quay file la métaphore christique tout au long du film :la seconde séquence du film ouvre sur un accouchement qui prélude à l’arrivée des pluies, naissance du Christ. Plus loin, la fille de Madame (Sylvie Testud), sortie de la maison, un lieu clos sur lui-même, pour regagner le monde, se retrouvera parmi le peuple, un enfant noir dans ses bras telle une Pietà. L’idée d’un Christ noir, réceptacle et symbole de la misère d’un peuple fait son chemin.
La séquence du cérémonial du repas et les séquences ayant la maison comme écrin, sont encadrées par des séquences de carnaval et de cérémonie vaudou. Moments libératoires soulignés par une opposition de style entre intérieur (maison) et extérieur, cadres très composés et lumières très soignées, ainsi que la lumière. Carnaval et transe vaudou sont traités par une caméra plus libre.
La maison de Madame se fait aussi métaphore des prisons intérieures, des aliénations que chacun porte en soi. Aliénation renforcée par l’emploi de travelling circulaires dont on ne semble ne pas pouvoir sortir, par les récurrences des liquides qui s’écoulent qui renvoient à un principe de cycle sans cesse répété : cycle des menstruations, lait nourricier assimilé au sang du Christ, océan que les esclaves ont du traverser...
Le rapport entre intérieur et extérieur est finement souligné aussi par une saute géographique (choix de tourner les extérieurs de la maison dans un environnement européen). Ce parti-pris renforce cette frontière creusée entre deux mondes, entre deux univers.
Ces rapports concrets de domination se doublent donc de rapports d’aliénation plus profondément enfouis. Franz Fanon, dans « Peau noire et masque blanc » avait relevé ces traumatismes psychologiques induis par la domination et qui viennent hanter l’inconscient. Comme par exemple, ces antillais qui se rêvaient avec la peau de couleur blanche dans leur sommeil. Appropriation de la religion des maitres aussi...
Ici Michelange Quay aborde avec intelligence, sans grand discours, cette part d’aliénation. Comme dans cette superbe séquence où les enfants plongent nus dans le lait, quand Patrick (Hans Dacosta Saint Val)le majordome noir de Madame se blanchit le visage dans son désir inconscient de devenir blanc. Le réalisateur joue des partitions chromatiques : plans de mains noires sur des surfaces blanches (carreaux, nappes), main blanche sur les visages.
Ces rapports concrets de domination se doublent donc de rapports d’aliénation plus profondément enfouis. Franz Fanon, dans « Peau noire et masque blanc » avait relevé ces traumatismes psychologiques induis par la domination et qui viennent hanter l’inconscient. Comme par exemple, ces antillais qui se rêvaient avec la peau de couleur blanche dans leur sommeil. Appropriation de la religion des maitres aussi...
Ici Michelange Quay aborde avec intelligence, sans grand discours, cette part d’aliénation. Comme dans cette superbe séquence où les enfants plongent nus dans le lait, quand Patrick (Hans Dacosta Saint Val)le majordome noir de Madame se blanchit le visage dans son désir inconscient de devenir blanc. Le réalisateur joue des partitions chromatiques : plans de mains noires sur des surfaces blanches (carreaux, nappes), main blanche sur les visages.
Cette aliénation s’illustre aussi par les rapports ancillaires où sous-entendus et fantasmes se mêlent. Le désir de l’autre affleure, la tension sexuelle est palpable. Certains plans sont d’une grande sensualité, comme cette main blanche qui vient caresser le visage des enfants dans des gros plans qui viennent capter la texture des peaux. Plans sur des miroirs qui déforment les visages où les identités deviennent incertaines… L’ usage des plan-séquences qui constituent le film renforce en quelque sorte aussi l’incertitude des identités car dans ce film, il d’échapper à la subjectivité du regard qu’induit souvent l’usage du champ-contre-champ, d’échapper à la personnalisation. Le plan-séquence ici renforce l’allégorie et l’universalité du propos.
Michelange Quay ne nous laisse pas complétement face à une situation immuable. Sortir de la maison, monde mortifère équivaut à une libération. Cette tension du désir semble, cette aliénation semblent se résoudre dans l’exubérance d’un carnaval, exutoire aux frustrations, à la misère dont s’écoulera de nouveau le liquide amniotique où se nourriront les espoirs.
Sortie en DVD le 6 septembre 2010
"Mange, ceci est mon corps" France
Réal: Michelange Quay
avec Sylvie Testud, Catherine Samie, Hans Dacosta Saint Val, Jean-Noël PierreDurée: 105 mn
Image: Thomas Ozoux
Montage: Jean-Marie Lengellé
en complément "L'évangile du cochon créole" court-métrage de Michelange Quay