Dans la série « bunkers », Léo Fabrizio, à travers des photographies de bunkers construits et disséminés un peu partout sur le territoire suisse, interrogeait la politique de son pays, notamment sa théorique neutralité. Avec « Dreamworld », il nous confronte également aux volontés politiques, aux impositions de modèles sociaux et culturels mondialisés qui viennent peu à peu profiler l’espace urbain des grandes villes du monde.
Les photographies de « Dreamworld » se situent en Asie, à Bangkok, plus précisemment. Léo Fabrizio, dans celles-ci, vient sonder ces zones suburbaines, ces interstices ou extensions dans lesquels viennent prendre place, nouvelles constructions, populations et réseaux de communications : éléments constitutifs des villes modernes et liés au développement de celles-ci. Il se livre pour cela à une véritable autopsie et investigation : la démarche de Léo Fabrizio s’inscrit dans la lignée de la photographie documentaire, à la suite d’un Alan Sekula avec lequel il a aussi en commun de ne pas considérer le travail documentariste comme une tentative illusoire de restitution objective du réel. Son travail implique une réflexion où se lient fond et forme.
Du monde globalisé dans lequel nous vivons, résulte une forme de normalisation plus ou moins marquée. Les particularismes, que ce soit dans la façon de vivre, de construire, d’appréhender l’espace, viennent s’éroder contre les coups de boutoirs de ce monstre qu’est ce modèle global, un modèle occidental. Les résistances à cette uniformisation varient selon les pays, certains se retrouvent submergés.
Apichatpong Weerasethakul souligne le fait avec humour dans la préface consacrée au catalogue de l'exposition:
"Comme cela nous a toujours été dit, la Thaïlande ne fut jamais une colonie occidentale. Et c’est peut-être pour ça qu’elle aime tellement la chasse aux animaux exotiques d’Occident. Ils s’exposent sur son corps comme de glorieux trophées de chasse. Prenez par exemple ces animaux de béton qu’on appelle les Baan Judsan, ou, littéralement, « les logements alloués ». Une fois capturés, on les adapte fièrement, on les réorganise et on les montre dans le zoo de nos paysages contemporains."
Se multiplie ainsi partout ce modèle d’urbanisme constitué de subdivisions qui s’atomisent, d’ilots étanches les uns aux autres : zones pavillonnaires et résidentielles, zones de travails, no man’s lands, zones ghettoïsée où sont relégués ceux qui n’ont pas accès au nouveau rêve mondialisé.
Le modèle dominant dans la plupart des pays, notamment dans les pays émergents, apparaît être les Etats-Unis et avec pour but de créer l’illusion du bonheur parfait comme dans la résidence toute proprette du film de Tim Burton « Edward aux mains d’argent », un rêve sous forme de lieux d’attractions comme « Disney Land » ou encore Las Vegas. L’exposition sur « Dream Land » au Centre Georges Pompidou, Paris nous révéla l’impact de ce parc d'attraction sur l'architecture. Le titre « Dreamworld » choisit par Léo Fabrizio renvoie indirectement à cette idée.
Bangkok, ville asiatique, n’échappe évidemment pas à ce phénomène. Traiter de cette ville, de son développement urbanistique, chez Léo Fabrizio prend valeur d’universel, elle n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : exemple d’une volonté politique imposé par la junte militaire thaïlandaise, exemple d’une classe enrichie cherchant ses modèles du côté des Etats-Unis, pays qui véhicule et exporte toujours cette part de fantasme, un peu cheap.
« Bangkok apparaît comme l’adaptation bon marché de ce rêve américain, en banlieue sud-est de l’Empire. L’on peut y observer les phénomènes du développement en processus accéléré, commun aux métropoles de la façade Pacifique de l’Asie, dans leurs dimensions architecturales et urbanistiques »
Pascal Beausse, catalogue de l’exposition
Dans les territoires urbains parcourus par Léo Fabrizio viennent aussi se transcrire d’autres rapports. Il semble se jouer dans les photographies un combat entre l’ombre et la lumière, entre l’exposé et le sous-exposé, entre le haut et le bas.
Des ouvrages d’arts, des architectures illuminées émergent dans la nuit, entourés de zones opacifiées par la pénombre. En haut la lumière, rêves, féérie, fantasme « Dream world » mais que se cache-t-il, en bas, dans la pénombre ? Une part de la population qui se voit mis à l'écart du rêve et sombre de fait dans l’immatérialité d’une quantité négligeable et exclue. Léo Fabrizio instille également cette dimension dans des photographies où de grands panneaux publicitaires dominent des logements précaires.
La série documentaire présentée par Léo Fabrizio s’élabore constamment par confrontations. D’abord, une confrontation formelle entre ces pans d’architectures aux lumières contrastées, jaillissant de la nuit, exposées sur caissons lumineux et la frontalité, l’uniformité de la lumière avec laquelle sont traitées, les zones pavillonnaires prises en séries et qui rappellent le travail des Becher : ce travail sériel où se déclinent donc ces pavillons aux architectures insipides qui ne ressemblent plus à rien à force de ressemblance, figés qu’elles sont dans le même modèle, sur la même déclinaison. Images universelles partagées de ces zones sans âmes dans lesquelles se logent les désirs et les rêves petit-bourgeois. Tosani parlait de « surfacer » le réel en évoquant son propre travail, ici, Léo Fabrizio surface l’inanité, l’obsolescence de ces rêves petit-bourgeois. Son parti-pris de frontalité, de netteté, de distanciation, de réduire en quelque sorte l’épaisseur de la photographie, renforce ce sentiment d’inanité face à ces maisons sans corps.
Confrontation entre jour et nuit, entre visible et invisible (invisible pris au sens de ce que l’on voudrait évacuer, refouler ): le monde exposé du paraître, celui des pavillons, des golfs miniatures, des piscines, le tout protégées, surveillées dans des Kampang et l’autre monde, celui des exclus du rêve qui émargent hors de ces ilots privilégiés…
A parcourir les photographies de Léo Fabrizio, un malaise diffus nous prend peu à peu. Quelque chose d’anxiogène bruit derrière ces pavillons, ces ouvrages d’arts, ces panneaux publicitaires, ces espaces en friche…
Bangkok ferait-il figure de modèle futur ?
« Bangkok apparaît alors comme un laboratoire de la ville du futur. Une ville du contrôle pensée selon un urbanisme de la peur, étouffée par l’individualisme, les neuroleptiques de la société de surconsommation et l’aspiration à la propriété privée comme finalité ultime de vies exsangues. »
Pascal Beausse in catalogue de l’exposition
Galerie Triple V
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