Les histoires de fous finissent mal, mon général : celle-là n’est pas pour faire exception à moins que… Qui c’est ? Faussement étranger au sort des monades qui errent dans un ancien monastère reconverti en asile psychiatrique, à deux pas de la grande Moscou, le docteur Raguine finit par se prendre au Je d’un fou.
Et de se perdre à son tour dans l’infernale machine qui lie pour toujours l’idée même de société à celle de la norme mais encore à l’envers de l’esprit, au décor des folies merveilleuses.
Six personnages. Enquête d’auteur où c’est ?... Les premières images sont celles d’un interrogatoire qui s’attarde longuement sur les visages des « malades », qui ne sont pas d’abord présentés comme tels. Des sourires et des hommes. Des murs. Un instant pour dire l’engrenage trouble qui conduit de la liberté à l’enfermement. Du désir au délire. Et la fuite. L’image est pâle, presque livide et strictement cadrée, qui définit son sujet au sein d’une perspective où se conjuguent cloisons et embrasures où… Sommes-nous au théâtre ? D’emblée, la réalisation pose les jalons d’une invite au voyage dans l’univers tchekhovien, où la scène tient une place fondamentale. Autre lieu et autre temps, l’asile monacal est blanc. Transparent au discours des malades cousus et décousus. Et déjà, l’esthétique de la contagion s’impose dans la composition, qui fait du questionnement le pré-texte au dévoilement du chaos.
Envisagé sous l’angle double du temps et de l’histoire, donc de la métamorphose, l’austère et crasseux hôpital vaut comme le symptôme par excellence du décalage du sujet avec le monde. Des protagonistes en blouses blanches, chargés de mater les malades en haillons gris, voilà l’ennemi. Sommes-nous vraiment au théâtre ? Pour qui sont ces gants blancs qui glissent sur vous blêmes ? Double clin d’œil à la scène et à la nouvelle, l’exposition s’impose et s’attarde. Mais on ne joue pas, ici. On dit. Acteurs professionnels et « vrais » malades se sont donnés le mot, et rien ne permet jamais de distinguer les uns des autres. Miracle de la folie, ces personnages citent tour à tour ceux de la Demande en mariage et autres faits littéraires de l’auteur de Trois farces et plus. Comme dans la nouvelle, les (re)présentations des patients et des médecins ouvrent sur un monde à double entrée, une entrée plus et moins superficielle et politique. Et c’est l’impossible dialogue entre deux instances, qui habitent ce lieu sans faim et sans femmes, qui fait ici l’objet d’un détournement tragique.
Médecin négligent, et indifférent au sort de ses patients, le docteur Raguine les regarde se perdre entre les murs de l’odieuse Salle no 6, dont le mystère transpire par-delà les cris qui s’en échappent. Et puis André Efimytch Raguine se lie d’amitié sinon d’intérêt pour celui qu’on appelle « le prophète », un Gromov atteint du délire de persécution et qui l’invite à remettre en perspective ses propres analyses sur la folie et son traitement in situ. Comme Tchekhov, Raguine n’est pas un médecin comme les autres. D’ailleurs il n’apparaît pas comme tel mais aussi étrange qu’étranger. Son personnage s’impose d’abord par l’absence physique de l’acteur, par le biais d’images portées à l’écran dans le cadre d’un décalage systémique, et qui participe d’une vision ontologiquement problématique du temps et de l’histoire. En fait, Raguine est « celui » qu’on a connu, que des collègues de travail ont croisé, ou dont ils ont entendu parler. L’homme qui « rêvait de porter une caméra » est d’abord une série d’images, d’instants volés à l’intimité d’un homme qui rit, pleure et qui peu à peu s’engouffre dans un monde fascinant.
Où l’image renoue et se joue de la puissance du verbe tchekhovien. D’abord par les séquences de cinéma muet, où la parole s’efface et suscite ainsi la réflexion du spectateur. Par le recours aux enregistrements de la voix du docteur ensuite. Les liens qui se tissent entre image et parole soulignent encore la formidable dialectique de l’autre et du même, en un mot la quête identitaire qui vaut comme l’ultime horizon de la Salle no 6. Quête de soi-même dans l’abîme de la folie d’un autre, où Je ne devient pas tout à fait autre, ment, joue avec lui-même au point de remettre en perspective le normal impensable. Nombreux sont les flashbacks où Raguine, lieu, fauteur et arme du trouble, devient l’objet d’une étude clinique sur les termes de la maladie. Raguine, personnage nietzschéen s’il en fût, rebelle aux lois du corps médical et curieux de celles des corps humains finit lui aussi par perdre l’usage d’une langue normée normale… avant de perdre purement et simplement l’usage de la voix, symptôme de l’aliénation radicale. Et s’il perd au jeu du prophète, c’est parce que Raguine fait le pari orphique de l’intelligence. Il se retourne, mais ne se détourne plus de la maladie qui finit par le condamner à son tour. Héros tragique par excellence, le médecin paie le double tribut de la négligence et d’une manière de destin proprement dramatique. Persécuteur persécuté, le médecin malade n’a pas d’autre choix que d’accepter sa propre condamnation. Cerbère, il devient Sisyphe sous l’œil des témoins impuissants du spectacle et qui sont autant de signes de folie obligée, au sens musical du terme.
Je ne l’est jamais sans être d’autres. Sans faire surgir par sa simple présence – à l’exception des séquences où Raguine apparaît seul et sans paroles – celle d’un autre sous une forme spectrale, devant, derrière, plus loin... Le témoignage liminaire des patients et des médecins est systématiquement dirigé à la fois vers les spectateurs, et vers des témoins silencieux, mais terriblement présents à l’arrière-plan. Des plans rapprochés et qui veulent prendre la mesure physique de la folie et de ses ravages, en passant par les nombreux travellings qui font de l’asile un microcosme mortifère, on ne meurt jamais seul. L’idée même de Relation de soi-même avec l’autre, de l’autre avec un autre et de soi-même avec quelque chose qui pourrait s’apparenter à soi, même est constamment sous-tendue par une solitude paradoxale et problématique, puisqu’elle se dérobe à elle-même. La mystérieuse salle no 6, fenêtre sur l’aliénation du sujet, et donc sur sa formidable solitude, est en fait un lieu de dialogue et d’échanges, une manière de propédeutique à l’introspection géniale et mortelle. Lorsqu’il revêt lui-même la camisole de force, Raguine signifie précisément l’inévitable contagion de la maladie pour qui veut la regarder en face, mais aussi la radicalité du texte et donc, de la Relation au sens premier du terme, de l’échange verbal qui, parce qu’il unit deux êtres l’un à l’autre, ne peut pas ne pas bouleverser l’équilibre du rapport de l’autre et de lui-même. A fortiori dans un univers où le rapport à l’autre est systématiquement régulé, mis à l’épreuve et passé au crible du soupçon.
La Salle no 6 vaut ainsi comme la métonymie du non-lieu, du lieu même de l’exclusion et de la paranoïa du Système. C’est, à la fois dans la nouvelle et dans les adaptations qui en ont été faites, la forteresse d’une solitude imprenable et de l’impossible différence. C’est, en un mot, le paradigme de la dissidence politique, de l’impensable à la fois social et politique. Et la catabase du docteur vaut comme un voyage à rebours des folies ordinaires. C’est l’occasion d’une réflexion courageuse sur les rapports entre création et folie, dont on sait à quel point ils ont obsédé les contemporains de l’auteur de la Salle no 6. C’est un « prophète », et non un huissier qui guide Raguine sur les sentiers de l’aliénation. Un homme qui cite les grands poètes, un « philosophe ». Un mage rimbaldien et un voyant hugolien, qui annonce la grande folie rationnelle du XXe siècle et sa pulsion destructrice.
Procès – au sens brownien – en réhabilitation de « la » folie, le film donne à la nouvelle une épaisseur inédite en creusant plus avant l’exploration de la maladie par le biais de l’image et des voix. Par le recours aussi à la caméra libre qui se joue délibérément des tremblements d’une image qui vaut comme le reflet du vacillement du sujet et, partant, des personnages. L’adaptation permet, en particulier par le biais des voix et des flashbacks, d’exprimer un rapport extraordinairement problématique au temps et à la métamorphose. Cette adaptation réussit à dire l’impossible coïncidence du sujet avec lui-même dans le monde. Il n’est autre lieu, pour se connaître soi-même que l’autre. Et il n’est sans doute d’autre liberté possible à cette condition, que celle de l’exclusion du monde. La différence vaut à l’intérieur du Système – métaphorisé par l’institution psychiatrique – comme l’insigne de l’aberration et suscite, en tant que telle, sa propre destruction. Le « prophète », intellectuel brillant, poète « avant-gardiste » et qui se situe dans le hors-champ de la dictature de la Raison est à l’image du médecin dissident. Il est l’intrus, l’ennemi public par excellence. Et en dehors du cadre de l’échange verbal avec son semblable, sa parole n’a pas de sens. Il en va de même de ses actes, comme en témoigne la séquence moscovite où le Joueur Raguine dilapide sa fortune et sa santé en dépenses inutiles, à la manière d’un héros dostoïevskien.
Et dans ce monde où l’humanité ne vaut que par sa conformité à l’idée systématique de l’être et de sa fonction, le sens est une énigme fantastique, que l’art théâtral seul est susceptible de révéler. Au-delà de l’indistinction formelle des acteurs et du personnel réel de l’asile, voulue par le réalisateur et co-scénariste Karen Shakhnazarov, c’est l’écho du théâtre dans le tissu visuel de l’image qui est l’indice d’une volonté d’ironie tragique dans Salle no 6. Dignes héritiers de la méthode Stanislavski, les acteurs accordent une égale importance au dit et au non-dit. A l’expressionisme et à l’absence, voir à la transparence de l’expression. L’effet en est des plus troublants, surtout lors des dernières séquences où les visages des malades, figés, butés se dévorent avant d’entrer dans une drôle de danse macabre pour fêter Noël, et le grand Saint Nicolas qui veille de loin sur l’asile de fous. La symétrie du cadrage est, là encore, extrêmement frappante. Elle permet de prendre la double mesure du contrôle des corps et des esprits mais, aussi, de l’insoutenable séparation des uns et des autres, des hommes et des femmes. Des femmes qui n’apparaissent finalement que comme témoins très extérieurs, prostituées ou filles de joies, mères et filles à l’extrême fin. A la fois comme secours et recours à l’impossible humanité de l’asile fou. Et de rire, comme un masque dans un jardin d’enfants…
Axelle Girard
Réalisateur | KAREN SHAKHNAZAROV |
Scénariste | ALEKSANDR BORODYANSKY |
KAREN SHAKHNAZAROV | |
Ecrivain | ANTON TCHEKHOV |
Directeur de la photo | ALEKSANDR KUZNETSOV |
Monteur | IRINA KOZHEMYAKINA |