06/04/2010

Le temps d'une vie, "En construccion" de José Luis Guerin

























Dans « En construccion », film sur la transformation d’un quartier populaire de Barcelone. José Luis Guerin rend compte des mutations urbaines en œuvre dans nos grandes métropoles et de leurs conséquences…



Le « Barrio Chino » quartier central et mythique de Barcelone avec sa population ouvrière. Un lieu qui recueillait l’immigration, qu’ils soient andalous ou maghrébins, attirée par la riche et industrieuse Barcelone, où les marins en goguette côtoyaient les prostituées dans les multiples bars qui jalonnaient ses étroites ruelles, … Le « Barrio Chino » qui servit d’écrin à André Pierre de Mandiargues dans son roman « la marge » ou encore à Edouardo Mendoza pour « Le mystère de la crypte ensorcelée » dont le personnage principal est un pur enfant du « Chino »… Un quartier né et mort avec le siècle, comme José Luis Guerin l’écrit en exergue de son film…

A la suite des grands travaux de réhabilitation, de construction, liés aux jeux olympiques de 1992, la physionomie du centre de Barcelone change. Le « Barrio chino », victime lui aussi de ces changements peu à peu s’étiole, se réduit à une peau de chagrin, se vide de sa substance... Guérin s’attache dans « En construccion » à montrer la mort annoncée de ce quartier par le prisme d’un chantier. « En construccion » suit pendant dix-mois les travaux d’édifications d’un immeuble dans le cœur du « Chino ».
Pour rendre compte d’un quartier, de sa vie, de son passé, de son âme, de ses fantômes, rien de mieux que de laisser les habitants en parler eux-mêmes… Ce que fait José Luis Guérin, en s’effaçant derrière leurs paroles. Il y a une volonté chez Guerin de tenter de rendre compte des choses de l’intérieur. Pas d’adjonction de commentaires, d’explications ne viennent s’ajouter à ces paroles.
Le réalisateur adopte donc le choix de nous laisser vivre les événements et les changements par l’intermédiaire de quelques personnages récurrents, un vieil homme, une petite fille, une prostituée et son mec… Guérin tisse le temps de son film sur le temps du chantier qui devient la scansion de toute chose et dans lequel viennent s’agréger les séquences avec ses personnages…








Pour eux comme pour les autres habitants, ce chantier agit comme un élément déclencheur, agit comme un catalyseur devient le lieu incontournable.
A l’exemple de la découverte d’une sépulture romaine, de ses fouilles qui devient l’attraction du moment. Chaque habitant y va de ses commentaires.
Ces ossements jettent un pont vers des temps immémoriaux et délivrent un constat amer ; certains de ces habitants ne pourront mourir dans le lieu même où ils ont passés leur vie, expropriés ou relogés ailleurs… Ils tissent aussi des liens avec la vacuité, la perte et l’impermanence de toute chose, José Luis Guerin file d’ailleurs la métaphore avec les extraits d’un film « La terre des pharaons » d’Howard Hawks, semble-t-il, ayant pour sujet la construction des pyramides… Rêve d’immortalité, fin d’un monde… La réflexion d’un habitant « on vit sur des cadavres et on ne le sait pas… ». Cette récurrence du temps révolu mais aussi du temps à venir parcourt le film.

Comme cette église qui peu à peu disparaitra du champ à mesure que les travaux avancent comme ensevelie dans les strates du passé… Guérin joue dans ce film de cette partition du temps qui passe, progressant de plans fixes en plans fixes: rythme des saisons, pendules marquant la durée, avancée des travaux, mais aussi plus finement avec les plans sur les murs et sur les matières qu’ils recèlent. Plans d’une grande plasticité mais qui viennent fouiller et mettre à jour les strates de la mémoire, épaisseurs de papiers peints, traces de cadres… Ces matières sont comme un palimpseste de la mémoire qu’exhume José Luis Guerin avec délicatesse, couches après couches… Les plans sur les différentes matières, briques, ciment, plâtre, terre, grabats, sont juste superbes.





José Luis Guerin ne se contente pas des habitants du quartier. Il nous fait passer aussi du côté des ouvriers de ce chantier. Un monde à part ayant sa propre vie, ses propres règles, isolé du reste. Ce passage du côté du chantier permet à Guerin de nous faire vivre les préoccupations de ces ouvriers, leurs quotidiens, leurs amours du travail, de la passation d’un savoir-faire. Le chantier reste un lieu où les générations travaillent côte à côte, où s’organise une fraternité ouvrière, où l’on trouve un étonnant ouvrier marocain marxiste… Architectes, promoteurs, instigateurs du projet immobilier sont d’ailleurs absent de ce film, Guerin pose sa caméra du côté des petites gens.
Les compositions de plans choisis par Guerin renforcent cette impression de séparation : surcadrages, vision obstrués, perturbées soit par un balcon, un échafaudage, une persienne. Deux mondes cohabitent l’un à côté de l’autre, sans communication de prime abord… Chacun s’observe donc. L’immeuble s’allégorise comme une forteresse assiégée, impression renforcée à la fin du film par les craintes sécuritaires d’acheteurs potentiels… Qui est en prison, qui est enfermé ?
Ces cadres amorcent-ils, augurent-ils des futures relations entre nouveaux arrivants souvent issus de la bourgeoisie barcelonaise et anciens du quartier ?

Peu à peu, par la proximité, des liens se tissent entre ouvriers et habitants, esquisses de dialogues, les murs s’abattent, des relations se créent, entre un jeune ouvrier et une fille, entre une gamine dont le chantier sert d’aire de jeu avec la bande de gamins du quartier et un contremaitre, avec un jeune maghrébin qui finit par se faire embaucher, mais ces liens restent éphémères, les ouvriers ne sont là qu’un temps… Ces ébauches de rencontres esquissent de véritables potentialités fictionnelles…





Il ne cesse d’irriguer son film de ces possibilités de fiction, d’histoires à venir ou probable ; ainsi cette rencontre entre le jeune ouvrier et la fille, entre la gamine et le contremaitre, mais aussi avec cette prostituée, Juani et Ivan son mec vivant à ses crochets, personnages récurrents que l’on suit dans leur quotidien… Ivan cherchera-t-il du travail, s’engagera-t-il dans la Légion, resteront-ils dans le quartier après que leur précaire logement squatté soit abattu ? Fiction aussi que ce vieil homme qui divague, devise sur un passé inventé de toute pièce, qui prend toute sa misère en charge en la magnifiant par des objets dérisoires et sans valeurs trouvés çà et là au hasard de ses pérégrinations…
Il y a chez Guerin,à l’instar de Pedro Costa, un amour, un regard qui rend digne chacun de ses personnages…

José Luis Guerin joue avec notre imaginaire, lui ouvre des espaces avec des amorces de propositions narratives, mais Guerin va plus loin et joue de la possibilité de mise en scène, ouvre des brèches, lance des passerelles. Imperceptiblement, quelque chose se met à changer, un jeu s’instaure, une mise en scène et le film glisse du côté de la fiction, mais avec douceur et légéreté et ce dans plusieurs séquences et puis s’en retourne vers le documentaire de même façon, sans rupture.

La magie opère et nous laisse, "scotchés" à ces bribes d’histoires, à ces bouts inachevés qui constituent la mémoire d’un monde, d’un quartier, d’une vie…




Dvd sortie le 20 mars 2010

"En Construccion"


Réal: José Luis Guerin

Durée 125mn

Format 4/3 -couleur-Pal-multizones

VO sous-titrée en français