14/04/2010

Pour aimer la forêt, il faut savoir s'y perdre...





















Les méandres d’une ville taisent à nos regards nombres de fantômes, prompts à se révéler si l’on veut bien s’en donner la peine. Ils apparaissent sous la forme de silhouettes incertaines, esquissées, assourdies par le souvenir d’un passé déjà trop lointain et confus … « Dans la ville de Sylvie », un film hanté par ces présences

Dans une ville qu’il ne connaît pas, un jeune homme part à la recherche d’une jeune femme, Sylvie qu’il a rencontré quelques années avant. José Luis Guerin, avec « Dans la ville de Sylvia » revèle un joyau aux formes et ramifications plus complexes que l’apparente simplicité, l’argument du film ne le laisserait présager.


Une douce langueur sensuelle et fugace…

D’abord, ce qui frappe, c’est la grande sensualité qui irradie « Dans la ville de Sylvia ». José Luis Guerin nous plonge dans une étrange quiétude et indolence, une curieuse sensation vient nous recueillir et nous bercer à l’orée d’un monde irréel presque… Une douce langueur enrobe les personnages… Ainsi que nous..
Cette sensualité, cette sensation affleure à chaque plan ou presque, de longs plans fixes laissent place à de micro-événements, une expression sur un visage, mèche de cheveux effleurée par la brise, regards qui se perdent, se cherchent, s’esquivent… Passants nonchalants, plongés dans leurs quotidiens, jeux d’ombres et de lumières sur les corps, les visages, les murs… Les rues dans lesquelles divague le jeune homme semblent baignées elle aussi dans cette idéale torpeur…




Le monde qu’enregistre Guerin par l’entremise du jeune homme relève du furtif, de l’aléatoire… passage, fugacité des gestes, des expressions, Saisir l’imperceptible… De manière paradoxale, crée une curieuse sensation de hors-temps, de le figer… Le cinéma de Guerin ; saisie du transitoire, du fugitif qu’il rend intemporel… Cette perception si particulière du temps que l’on retrouve aussi dans « En construccion » se renforce par le traitement spécifique des sons d’ambiances, qui apparaissent, disparaissent agissant comme autant de suspensions… Bribes de conversations à peine audibles, peu de dialogues, musiques surgissent et s’évanouissent au fil de l’errance dans laquelle nous conduit ce jeune homme, frêle et délicat esquif aux réminiscences Werthériennes… De romantisme, d’absolu, d’idéal, il est évidemment question dans le film de José Luis Guerin… Mais pas d’un romantisme furieux, emballé, emporté, fougueux, mais d’un romantisme intériorisé… Guerin transfigure un univers mental.


Le dédoublement

Ce double-mouvement, cette oscillation entre fugacité et éternité constitue le cœur du film. Fugacité d’un regard, d’une rencontre nocturne dans un bar, éternité d’un sentiment, éternité d’un regard croisé qui hante à jamais la mémoire.
La ville devient le jeu de piste d’une cartographie amoureuse dont les repères, les indices, les traces sont autant lieux que impulsions du cœur.

« Laure, je t’aime », Phrase plusieurs fois scandée dans ce film, qui surgit comme une belle ou un bel inconnu, inscrite au coin d’une rue, sur un pan de mur. Phrase phare et boussole des sentiments et du désir…

« Et il m'a entraîné, honteux et tardif, à revoir les yeux charmants dont je me garde si bien pour ne pas leur paraître fâcheux.Je vivrai quelque temps encore, tant un seul regard de vous a de puissance sur mon être : et puis je mourrai, si je ne veux céder à mon désir. »
Pétrarque

Laure, Laure de Sade, cet amour impossible et resté chaste de Pétrarque… Cette perte irréparable… Ou Laure deviendra jusqu’au reste de sa vie, un souvenir vif, familier.

Les sinuosités de la ville lesquelles Sylvie perd le jeune homme, se trouvent en quelque sorte balisé par cette déclaration… Déclaration éperdue lancée au monde… Sylvie se dédouble en Laure, folie nervalienne de la confusion des êtres…
Ces dos, ces profils, ces visages qui se substituent les uns aux autres, ces jeux de reflets dans les premières séquences où le jeune homme guette patiemment l’apparition de Sylvie à la terrasse d’un café… Est-ce elle ? En est-ce une autre ? Le jeune homme ne sait exactement…







Guerin joue finement de cette confusion dans ses plans, un visage vient en cacher un autre ou le masque, se dédoublent… Le regard malgré la fixité des plans évoquée précédemment ne sais où se poser… Cette confusion se renforce par le choix de faire du personnage principal, un dessinateur… En effet, le jeune homme dessine, des visages, des attitudes… Ces dessins ! Toujours en esquisse, jamais achevés, tentative aussi de fixer les choses, le temps, tentative vaine…
José Luis Guerin joue de la mise en abyme, du redoublement des plans dans les dessins… Il pointe ici par ce redoublement la quête d’un souvenir lointain, d’une image mentale effacée. Le dessin devient la marque de l’incertitude…
Dédoublement aussi par l’apparition de quelques personnages récurrents, un vendeur africain à la sauvette, un vendeur de fleur certainement pakistanais ou indien, personnages qui peuplent les grandes villes… José Luis Guerin, comme dans « En construccion » retrouve ici ces figures pleines d’humilité du peuple. Ceux-ci nous rappellent à la réalité. Comme dans un plan avec cette clocharde assise au coin d’une rue faisant rouler une bouteille. Plus tard dans le film, même plan, il ne restera plus que des bouteilles vides au même endroit… Ces personnages croisés et recroisés dédoublent eux aussi l’espace et le mettent aussi en quelque sorte en abyme…


De l’appel au désir

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité

A une passante Charles Baudelaire

Ce jeu de piste, cette quête se joue aussi sur une lecture du désir. Il y a cette jeune femme, prise pour Sylvie, par le jeune homme, femme qu’il suivra dans le dédale des rues et qu’il finira par aborder… Femme fantasmée prise dont l’image est prise dans la confusion des souvenirs et du temps passé. Femme idéalisée par le temps.




Hypothèse : il y aurait donc la « Laure » de Pétrarque, la « Sylvie » de De Nerval, mais n’y aurait-il pas non plus un glissement vers la « Laure » et la « Sylvia » de Georges Bataille ? Sylvia, épouse de Georges Bataille et comédienne, des pistes parsèment. Le café dans lequel le jeune homme guette est celui d’un centre d’art dramatique… Laure, célébrée par Bataille, compagne des débauches des membres de la revue Acéphale… Laure, le déréglement des sens, la Perte… Une séquence dans un bar de nuit semble indiquer cette piste et amorce l’annonce de la perte Bataillienne, « Laure, je t’aime » comme appel à la petite mort… Laure comme contre-point à la figure idéale à la chasteté… Laure comme appel à se perdre dans les méandres du désir et de la jouissance…
La très belle séquence du tramway où la fille « Sylvie » et le jeune homme se parlent devient le point d’orgue du basculement entre idéal et carnation. Celui-ci pense avoir retrouver celle qu’il cherche. José Luis Guerin les isole du monde qui les entoure par la vitre du tramway. Se servant d’une profondeur de champ réduite, il surligne leur présence, les détache de ce monde. Fixation dans un monde qui n’est plus que mouvement incertain. Il ne reste que la certitude de cette rencontre. Rien de plus. Cette femme n’est pas Sylvie mais devient telle une sainte icône, une figure virginale… S’ensuivra la séquence du bar et le passage à l’acte charnel avec une autre femme…

Film sur la ville, sur la rencontre, les aspirations, les errances amoureuses, ne serait-il pas non plus un film sur le parcours initiatique d'un jeune homme ? Le passage de l’idéal amoureux au plaisir du charnel ?


Réalisation : José Luis Guerin
Scénario : José Luis Guerin
1er assistant Réalisateur : Pol Rodriguez
Directeur de la photographie : Natasha Braier
Montage : Nuria Esquerra
Production : Château Rouge Production, (France) - Eddie Saeta S.A. (Espagne)

Durée : 84mn
Distributeur Shellac

Sortie en DVD le 22 mars 2010