09/05/2010

Géographies intérieures




















Demeurer, se fondre pour un temps dans une ville peut s’assimiler à une visitation dans le sens religieux du terme… Vincent Dieutre est l’un de ces rares passeurs qui nous plonge dans l’univers secret d’une ville. Non point sous son aspect spectaculaire, mais dans ses périphéries, ses marges… La ville, chez Dieutre,prend autant la forme d'un état des lieux que d'une radiographie intime . Parfois perce la lasssitude, l'amertume, le regret.... La ville chez Dieutre se déploie ou parfois se referme au gré du réalisateur et peut se résumer à une chambre d'hôtel dont seules les ambiances off laissent deviner la localisation.

Dieutre ne ressent pas une ville, il la respire… Et ce jusque dans la lutte finale avec la vie...

Buenos Aires… Buenos Aires… Ville magique… Où résonnent toujours Carlos Gardel, Piazzolla et bien d'autres inconnus…
Ville dont la géographie urbaine résonne curieusement avec Paris au point qu'elles se confondent parfois ; mêmes avenues, mêmes bâtiments Haussmaniens…Une ville qui sous ses couverts paisibles, sent le sexe, la mort, la politique à chaque bistrot, à chaque coin de rue , Buenos-Aires ; ville de Borges, de Bio-Casares…
Ville labyrinthique, où le corps et la raison s’égarent... Ville où chaque passion devient immortelle et finit noyée dans le Rio de la Plata

Bribes d’images, vues prises à la dérobée, saisies au hasard des multiples errances, et parfois remontées quelques années après, nourrissent les fictions de Dieutre … Filmé en Argentine. « Despues de la revoluccion » n’échappe pas à cette règle. Les images qui constituent ce film procèdent souvent du journal intime, de glanages divers, d’une caméra stylo...

Surtout ne pas chercher ici des cadres déllimités tracés au cordeaux, de la belle image bien lêchée. Dieutre sait et peut le faire... Il suffit de se laisser guider dansl'errance, dans les fulgurances filmiques, laisser son oeil vagabonder pour comprendre combien est fort, intelligent et risqué le cinéma de Dieutre.
« Despues de la revolucccion » ne s'éloigne pas des thématiques développées par Dieutre depuis quelques années déjà : sexe, amour, errance, drague, solitude vieillesse… Il a cette constante du resassement, de revenir creuser à un endroit précis où il lui semblerai avoir oublié quelque chose... Il revient sur les lieux, les apprivoise de nouveau, se les tatoue dans la mémoire...


la voix du « je » narratif se pose en off. Une voix aux textes d’une intense ciselure ! Un travail vocal qui mène à la littérature. Des textes dit, écrit après coup, après montage. Des textes qui s’opposent au flux hésitant et approximatif de l' immédiateté, qui se refusent à l’automatisme et à la traduction d’un flux de pensée saisit sur le vif…
Dieutre poursuit sa pensée, creuse les mêmes sillons, utilise les mêmes motifs, et les épure à mesure de ses films… Voix polyphoniques dans « Bonne nouvelle », un seul narrateur pour « Despues della revoluccion »

Comme ses autres films aussi, se joue des lignes de démarcations imposées entre sphère privée et sphère publique. Bien au-delà d’une auto-fiction de façade ne pouvant leurrer que les regards inattentifs, l’engagement cinématographique et radical de Dieutre percute de plein fouet les relations du « je » et du « nous ». De ces relations, il en resitue les enjeux politiques. Et à ce jeu de non dupe, Dieutre vise, tire et fait mouche terriblement !

« … D’une part le dehors, d’une part le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté, ni de l’autre je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur c’est peut-être çà que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un, ni de l’autre… »

« L’innommable » Samuel Beckett

Ces quelques mots issus de Samuel Beckett illustrent avec grande justesse le travail entamé par Vincent Dieutre depuis plusieurs années déjà.
Le cœur de son travail : l’oscillation entre le soi et le monde.
Chacun d’entre eux est touché par cette citation de l’étrange secret, par cette grâce dialectique, cette étrange magie qui verse


Privé versus public

Si un phénomène marque l’art et la littérature des années 90, c’est justement l’apparition de ce dispositif auto-fictionnel. Serge Doubrovsky, et à sa suite, Christine Angot ou encore Hervé Guibert pour la littérature, Sophie Calle, prise maintenant entre les lettres de ses amants et sa cartomancienne, , Rebecca Bournigault et bien d'autres s'en revendiquèrent.

Ce phénomène de l' inflechissement sur soi répond, ou plutôt tente de répondre à ce qu’on a appelé la fin de l’histoire, la fin des idéologies et des grands mythes ; chute du mur de Berlin, disparition du bloc de l’Est.
Ce retour, ce repli sur soi répond avec une trop grande facilité bien souvent à cette tentation désespérée de pallier aux renoncements et aux désillusions successives, à toutes ces pertes idéologiques.
Alors apparurent ces micro-histoires, ces mythologies personnelles, ces tentatives désespérées et souvent désespérantes, voire navrantes de se raccrocher finalement à la bouée salvatrice qu’est le soi.




L’affirmation du « je », la mise en scène de sa propre personne, les mots sont lancés ! « Encore une énième resucée de ces travaux nombrilistes qui sont légions dans l’art contemporain, la littérature ou encore le cinéma. » s’exclament déjà certains. De l’art d’étaler ses « cochonnerie » comme disait Artaud, sur la place publique ! Le « je » rebute, agace, énerve et pourtant, il ne cesse d’envahir notre monde… L’intimité devient paradoxalement publique. L’intimité pour exister se doit d’être en perpétuelle recherche d’incarnation…

« Mythologie de l’authenticité et de l’émotion mais aussi du retrait, les postures intimistes sont bien souvent celles de l’à côté, de l’écart, de l’en deçà. Echapper aux codes sociaux et aux formatages culturels, se soustraire à l’aliéniation généralisée des corps en s’enfantant comme corps-sujet, loin de la menace du monde »



« Pour un nouvel art politique » de Dominique Baqué

Ces figures de l’intimité deviennent certes des lieux où l’on peut se nicher, où encore, à l’image des trois singes, se cacher les yeux, se boucher les oreilles, et fermer la bouche ! Adopte une attitude fœtale, intra-utérine… Mais cet illusoire échappatoire peut aussi servir de tremplin à la lutte ! Vincent Dieutre en fait une brillante démonstration à chacun de ses films
L’intime renvoie la notion de sublime, la notion de beauté est un passé révolu… Dieutre, mi-chien, mi-loup, rode aux alentours de ces frontières… Son ombre se dessine à chaque coin de ruelle… Il ne se donne plus à la beauté, si temps est qu’il le fisse un jour, il l’exaspère !
Les corps de Dieutre et de son ami argentin montrés dans toute la crudité de l’amour dans une séquence de « Despues della revoluccion » participent de ce sublime mais aussi de ce passé révolu… Les rides creusées, les visages épaissis, les muscles flasques, les sexes tendus… Tout ceci filmé avec une extrême pudeur de la main de Dieutre lui-même. Là se revèle encore la question du dehors et du dedans dans la gradation de l’intime : Dieutre, témoin et acteur…





Le film de Dieutre laisse prise aussi à un singulier désenchantement, ce passé trop révolu, passé de la révolution d’où le titre peut-être ? Que peux-t’on faire après avoir loupé une révolution, Que reste-t’il ? Que reste-t’il ? Que reste-t’il… La question se pose comme un leitmotiv tout au long de « Despues della revolucccion »
Ce qui est bon pour tous ? Ce qui peut être vu, entendu de tous ? Ce qui nous est commun ? Hannah Arendt analyse très bien ce phénomène dans « Condition de l’homme moderne ». La révolution devrait être bonne pour nous…


De l’intime comme extension politique de la lutte

En quoi donc Dieutre, à travers son œuvre fortement auto-fictionnelle peut-il être politique et se distinguer de cette tendance de recroquevillement égotique dans le quel se réfugient nombre d’artistes, déjà épuisés qu’ils sont par l'indigence de leur propre travaux ?

« L’intime engage forcément une pensée minoritaire ou plutôt une pensée du minoritaire, en ce sens qu’en quelques points de notre vie, de notre travail ou de nos amours, nous sommes obligés de nous définir par ce que nous ne sommes pas et de nous en exclure, par le même mouvement contradictoire »

« L’intime » Elisabeth Lebovici




Cette citation d’Elisabeth Lebovici surligne avec justesse les lignes de fronts sur lesquelles se bat Vincent Dieutre.
l’utilisation de la première personne implique de se placer hors du champ social. Le « je » minoritaire en agrège d’autres avec lui,, désenclave, ouvre, décomplexe…
Ainsi Dieutre se définit en ce sens comme minoritaire ; conduites addictives, homosexuel, , communiste ?…

D’abord, nous pouvons considérer l’intime comme une résistance au concept dans sa préciosité, dans sa fragilité précaire, par son côté labile.
D’autre part, le corps compris dans son intimité n’a cessé d’être un lieu privilégié percé par les flèches saint-sébastiennes de la politique; les luttes des années soixante-dix en sont témoins ; amour libre, avortement contraception, le débat actuel sur le voile intégral en est un autre aussi. Rappelons-nous Gina Pane, Orlan mesurant avec son corps comme étalon… Rappelons-nous aussi que chaque parcelle de liberté n’attend qu’a se faire rogner comme un os par de morbides épigones de l’ordre.

En exergue il semblerait d’abord plus pertinent d’envisager l’œuvre de Dieutre en terme d’intériorité plutôt qu’en celui d’intimité.
L’intériorité de Vincent Dieutre ne se définit pas dans le moule régressif des années 90 où justement l’intime devint pantomime, dans un étalage scénographié, pseudo-subversif et où il fallait cacher par une feuille de vigne ce politique que l’on ne voulait voir… L’intime de Dieutre s’apparente au travail d’Acconci dans le sens où le corps devient lieu de combat et non retrait noyé dans des jérémiades « enkleenexées » de journaux intimes d’écoliers… Vincent Dieutre a encore la grande naïveté ou joue de cette naïveté our

« Prenons parti : l’intime c’est bien. Au cinéma, c’est encore plus net : s’intéresser à l’intime sur grand écran, c’est s’intéresser à la meilleure partie du cinéma vivant. Qu’ils la posent eux-même où qu’on la leur soumette, la question de l’intime concerne majoritairement ce qu’on appelle de bons films… Mais on devra auparavant se débarrasser de l’intimité qui n’est pas la bonne. En gros : l’intimité gênante, celle par qui le fait, n’a rien à voir ou encore la fausse intimité, c’est à dire l’intimité qui fait sa propre réclame, se vend comme telle, pour son potentiel d’excitation morbide …»
Olivier Séguret


Elégie sur un monde défunte

Une danse folle absurde entame le film. Celle d’un vieil homme esquissant seul quelques pas de Tango dans un parc… Des badauds passent indifférents ou presque, certains amusés, d’autres goguenards… Cette danse, séquence récurrente, venant s’inscrire en filigrane tout le long du film, n’est pas sans rappeler « Happy toghether » de Wan Kar Way : histoire de deux jeunes amants épris d’amour dont les corps se rejoignent dans cette danse sensuelle.

Buenos Aires, cette ville si lointaine mais si proche de Paris devient l’écho d’une révolution qui n’est pas venue en France
Vincent Dieutre y cherche le souffle, les traces d’une révolution qui ne pourra plus se passer en Europe, continent vieilli, sclérosé.

Plans fixes, ponctués par des travelling échevelés le long des rues de la ville où les images ne se fixent pas, où la vie défile, ogre insatiable … Quelque fois, la caméra se fixe. Intensité : un mendiant, un sdf, un jeune drogué… Ces présences, aveugles à nos yeux, se tiennent là tapie dans l’ombre, de les recoins, sur les bancs publics aussi. Présences quotidiennes et typiques des grandes métropoles… Dieutre possède cet œil juste qui lui permet de montrer sans démontrer.


La pluie de la séquence finale devient la métaphore d’un monde à changer, à nettoyer, à laver de ces scories…
S’agirait-il aussi de laver le corps de ces amants qui furent beaux un jour mais maintenant vieux et meurtris par l’âge, d’avoir été vaincus par tant de splendeurs physiques conquises et reconquises, prises, puis encore reprises… Délaissées un temps, délaissés pour toujours…
La pluie signifiante du passé faisont table rase !, la pluie du déluge, la pluie du baptème … La pluie tombe sur la citadelle assiégée qu’est devenue Buenos-Aires…
Citadelle assiégée comme l'est la citadelle europe... Mais les murs de Jericho finiront par céder,... Et le déluge n'en sera que plus terrible!
Ainsi peut-être Dieutre pourra-t'il voir, sentir, respirer, un paysage sans oppression, sans-laissés pour compte



Réalisation Vincent Dieutre
Avec Vincent Dieutre, Hugo Martinez,
Raul Dolgiei, Stéphane Bousquet
Images, son et voix Vincent Dieutre
Montage Isabelle Ingold
Enregistrement des voix
et mixage
Philippe Deschamps
Poèmes de Silviana Ocampo, Matilde Alba Swann,
Roberto Juarroz, Pablo Neruda
dits par Ana Canestri
Production Bonne nouvelle productions
Avec la participation de
Tempo Films
Et le soutien de La Région Ile-de-France