Le photographe et
tireur Castro Prieto en a fait l’une de ses contrées de prédilection et ne
cesse d’approfondir sa rencontre avec ce pays. Sa vision et sa grande
connaissance du pays lui permettent justement de s’extraire de cette vision. De
l’Ethiopie « d’Epinal », que verrons-nous dans cette
exposition ? Rien de spectaculaire, Castro Prieto ne montre pas l’image
« carte postale » à laquelle le regardeur pourrait s’attendre. Pas de
belles images donc d’églises millénaires et de leurs architectures spécifiques,
de prêtres officiants un christianisme quasi millénaire, sauf sur une photo
noir et blanc de Lalibela, l’un des lieux de culte les plus sacrés, considéré
comme un berceau du christianisme en Ethiopie.
Cette photo prise
en plongée montre une partie de l’église où apparaissent des silhouettes vêtues
de blanc qui viennent contraster avec la grisaille des murs. C’est pourtant une
photo-clef de l’exposition placée au centre d’un triptyque, un dispositif qu’il
reprend plusieurs fois dans l’accrochage de son exposition. A la gauche, donc, de cette photographie, le
portrait d’un homme, à sa droite le
portrait d’un autre homme, flou, les
yeux exorbités, nous fixant du regard, une statuette pointée vers nous comme pour
nous jeter un sort. La prise de vue en plongée est significative à plusieurs
points de vue. D’abord, ce choix de cadrage annonce, par antithèse, la couleur
de la démarche de Castro Prieto. Celui-ci se refuse à montrer l’Ethiopie à la
façon d’un reportage ; la plongée indique aussi qu’il entend s’éloigner des
clichés sur l’Ethiopie, terre chrétienne millénaire, et choisira souvent la
frontalité, les deux autres photos viennent en attester. Certes, le choix de la
frontalité n’empêche pas de créer une autre forme de cliché. Mais ici, dans ce
tryptique, avec l’homme à la croix pointé vers nous, il relève le défi du face
à face avec le regardeur.
Juan Manuel Castr Prieto@coutesy galerie VU' |
Ce refus du
reportage se confirme par l’utilisation quasi-systématique de la chambre
photographique, matériel lourd et demandant du temps d’installation, à la
différence du 24 x 36, appareil léger et privilégié du reportage. L’usage de la
chambre grâce à son soufflet permet aussi à Castro Prieto d’utiliser des effets
de mise au point, donnant des perspectives, des profondeurs particulières,
souvent très élaborées. Enfin, elle implique une relation au sujet
particulière, un travail d’approche, de contact, de confiance et de
consentement entre le photographe et son modèle, d’autant que ce dispositif
lourd implique un fort travail de mise en scène. Castro Prieto nous montre
d’ailleurs l’envers du décor et l’implication forte de ce dispositif par une
photographie prise par le reflet d’un miroir où apparaissent le photographe,
l’appareil, et certainement ses assistants. Dans cette photographie, Castro
Prieto, par le biais du miroir, d’une part, démystifie son travail et nous
renvoie à notre propre situation de regardeur, crée une mise en abyme.
,Que montre-t-il
alors de l’Ethiopie ? Une pluralité qui bat en brèche ce fameux a priori
d’un pays uniforme sur le sur le pla religieux et ethnique, un pays où
l’animisme côtoie l’islam, le christianisme et le judaïsme, où les ethnies sont
multiples, différentes dans leur mode de vie, dans leurs coutumes. Mais aussi,
comme beaucoup de pays africains, un pays à la croisée de la mondialisation et
de coutumes anciennes encore très ancrées, où l’urbanisme contraste avec la
campagne.
Juan Manuel Castr Prieto@coutesy galerie VU' |
Revenons sur la
photographie de cette femme au masque blanc, tenant une ombrelle. Que veut nous
montrer le photographe? Un jeu formel entre le rouge de l’ombrelle, le blanc du
visage, le bleu du ciel ? Explication formaliste qui n’adhére qu’en partie au
sujet. La thématique principale reste cette lente érosion d’un monde , une
explication peut-être simpliste dans la démarche du photographe mais
parlante… Comment analyser cette
photographie, faisant également partie d’un triptyque; une femme,
vraisemblablement, une prostituée, allongée sur un lit, les seins nus, tenant
dans sa main posée sur son ventre nu, trois petites poupées, fabriquées de bout
de bois et de chiffons ou jouets d’enfants, fétiches? Témoins d’une innocence perdue? Castro Prieto ne nous livre pas plus
d’indications, laisse la part belle à notre interprétation. Sur le mur d’en
face, une femme seule, devant un fond bleu, assise sur une chaise de jardin
blanc fait pendant à la première. Deux autres chaises placées à côté d’elle
sont vides… Femme victimes d’une urbanité, d’un monde trop rapide pour elles
? Une dernière photo s’oppose aux deux autres,
celle de trois femmes assises par terre, à l’intérieur d’une case en pisé aux
murs sombres et dont les moindres craquelures apparaissent avec netteté, voire
sont surlignées à escient par le photographe. Ces femmes paraissent surgir d’un
autre monde. Les trois petites poupées de la femme aux seins nus seraient-elles
un lointain rappel d’un monde perdu ? Les fissures, les craquelures des
murs de la case, le symbole d’un monde voué à la disparition ? Cette série
de trois photos nous questionnent sur le regard que porte Castro Prieto sur ce
monde : est-il nostalgique d’un monde ancestral à l’inéluctable
disparition, cette interprétation reste bien évidemment une hypothèse, Castro
Prieto nous laisse là aussi dans l’interrogation.
Les points de vue
frontaux mettent principalement en évidence des portraits de groupes ethniques,
bien souvent absents de notre imaginaire construit par ce mythe d’une Ethiopie
chrétienne. Les photographies d’un monde aux coutumes ancestrales évitent le
regard spectaculaire, les clichés d’expositions universelles ou encore une
illustration du mythe du « bon sauvage » chère à Rousseau. Elles se
confrontent aux prises de vues urbaines, où la vitesse, le flou, à l’exemple de
cet homme, au premier plan qui traverse
une rue, le visage aux traits indistincts par un effet de vitesse
d’obsturation, cette femme aux deux
chaises vides… Une autre réalité de
l’Ethiopie nous est montrée et mais ne sombre pas dans la figure nostalgique
mais cerne plutôt une réalité plus complexe.
Juan Manuel Castr Prieto@coutesy galerie VU' |
Castro Prieto est
à l’opposé d’un Salgado qui, sous couvert de dénonciation, esthétise à outrance
la misère humaine. Ici l’humain est respecté dans toute sa condition, dans
toute sa force comme sur cette photo où un homme, le visage maquillé de blanc,
dresse fièrement la tête, accompagné dans son geste par un bras qui surgit du
hors-champ. Ou encore ce jeune adolescent nu, marqué de taches blanches, les
bras en croix, allongé, qui se minéralise littéralement, devient osmose avec le
sol qu’il habite, à ses côtés, deux portraits d’adultes eux aussi le visage, le
torse couvert de striures blanches, ils se détachent nettement d’un fond unis,
et inspirent une fulgurante vision contemporaine. Maquillages ethniques ou
coiffures sont les expressions d’identités propres et nous renvoient à nos
propres codes urbains vestimentaires, piercings, looks dans lesquels le
marquage d’une identité, d’une appartenance se pratique aussi, à l’exemple des
punks, rappers, gothiques… Groupes minoritaires eux aussi mais intégrés au sein
de notre propre société….
Castro Prieto nous
montre un pays pluriel qui, au-delà, des famines, des guerres, d’un régime
totalitaire, celui de Mengistu, dans
toutes ses composantes, ses contradictions et mais qui reste ce peuple fier qui
n’a jamais été colonisé ou presque. Castro Prieto nous invite donc à réfléchir
sur les mutations d’un pays, où les marques physiques ne sont pas encore
tombées dans le folklore touristique comme dans un pays voisin ; le Kenya,
où de faux Massaï, loins de leurs territoires, viennent poser sur les plages de
Mombasa pour satisfaire la soif d’exotisme du touriste en goguette. Il pose un
regard en miroir sur notre propre société.
La photographie
prise chez un coiffeur avec toute la finesse de son jeu de miroir où l’on ne
voit que le dos du client, où l’on devine un miroir hors-champ face à lui, la
présence d’une télévision allumée ramène l’Ethiopie à cet universel mondialisé
où nul pays, contrée n’est épargnée cette photographie est mise en opposition
dans l’espace d’exposition avec ce monde déjà révolu d’un pays ancestral, une
cohabitation difficile.
Juan Manuel Castr Prieto@coutesy galerie VU' |
Castro Prieto nous
parle simplement d’un pays pluriel, qui au-delà, des famines, des guerres,
d’avoir subi un régime totalitaire, celui de Mengistu, joue de ses composantes
et reste symboliquement le peuple qui n’a jamais été colonisé. Un pays à la
croisée des chemins.
par Valéry Poulet
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