Swap@gianni Motti |
Un entrepôt dont l’étendue invite au vertige. Trois immenses panneaux blancs, dressés dans le sens de la longueur, se répondent divisant l’espace en deux nefs. Sur ceux-ci, rien d’accroché sauf sur le panneau central, celui que le regardeur aperçoit en premier. Vu de loin, un carré noir sur fond blanc. Malévitch ? Non, mais ça y ressemble étrangement. Ainsi commence l’exposition Gianni Motti, intitulée Swap au BPS 22, espace de création contemporaine de Charleroi.
Gianni Motti, artiste italien, vivant en suisse, a pour habitude de surprendre, de prendre à contre-pied le regardeur. Là encore, il réussit son coup ! Citons quelques exemples de ses pratiques, en 1986, il revendique l’explosion de la navette challenger ; en 1989, il se fait passer pour mort et organise son propre enterrement ; en 1992, il revendique là encore le fait d’avoir provoqué un tremblement de terre en Californie et par cette occasion, considère avoir créé la plus grande œuvre d’art de la planète. Les exemples de ses actions se multiplient ainsi en grand nombres.
Trublion, provocateur, esbrouffeur ? Considérons plutôt Gianni Motti comme un perturbateur, un agitateur. Ses actions, bien qu’il en réfute le terme, ne sont pas si gratuites et vont au-delà de la simple provocation, voire de la blague de potache. Il y a un effet boomerang à chacun de ses gestes, à chacune de ses œuvres.
L’économique, le musée, l’artiste
A priori, le principe de l’exposition de Gianni Motti est simple : Il investi une partie de l’argent alloué à la production de l’exposition en bons du trésor italien et charge le B.P.S 22 de les gérer. Ce geste n’est pas anodin et renvoie à différents points de vue : l’économique et la circulation et l’institution muséographique.
Le point de vue économique d’abord ; les politiques de libéralisation mettent fin dans les années Reagan et Thatcher à la régulation, la réglementation, à l’encadrement qui tenaient lieu de politique depuis la fameuse crise de 1929 aux Etats-Unis et en Europe. Cette libéralisation, cette sortie du contrôle de l’état à rendu possible l’internationalisation des activités bancaires, d’assurances (les fonds de pensions) et de la finance. D’autre part, l’état s’est désengagé du capital par la voie des privatisations, laissant libre cours aux actionnaires d’inciter les banques à faire de plus en plus de bénéfices et ce à n’importe quel prix ! L’argent s’est dématérialisé et plus il se dématérialise, plus il produit d’argent ! Les états, peu à peu, s’endettent et empruntent à qui ? Aux banques privatisées ! Les taux d’intérêts, évidemment, augmentent, les banques imposant leurs diktats. Le problème de la souveraineté de l’état mais aussi celui de la démocratie se posent de façon aiguë. Nous pourrions aller plus avant dans l’explication.
Quel rapport donc l’exposition de Gianni Motti entretient-il avec ces mécanismes ?
Il faut savoir qu’historiquement, le temple antique avait fonction de lieu de culte, donc de la conservation des dons et trésors divers liés au culte afin de s’accorder les bonnes grâces des dieux : une fonction muséale, avant la lettre. Cette accumulation de dons procurait richesse, trésors à ces temples, sous le règne d’Hammourabi (1792 ACN-1750ACN), roi de Babylone, exige des religieux liés aux temples des prêts. Ainsi le temple devient peu à peu une banque et remplit donc deux fonctions : muséale et bancaire. Athènes et Rome exposaient les richesses conquises dans des expositions publiques.
Gianni Motti renvoie le musée à son origine ! Et tend un piège, au BPS 22 ! Que faire de ces bons du trésor italiens ? Les réinvestir ? Donc entrer dans le jeu spéculatif, les garder ? Donc devenir une banque ?
Gianni Motti interroge l’institution, l’oblige à se découvrir, à prendre parti. Il pose aussi la valeur de l’artiste, de son œuvre, la vendre ? La côte de l’artiste vaut plus que l’œuvre !
Gianni motti joue doublement sur cette ambivalence. Certes, nous savons que nous allons voir une exposition de cet artiste et nous sommes confronté au premier regard à cette simple petit tableau noir accroché au mur, placé sur ce mur blanc, immaculé, nous ne voyons qu’elle ! Revenons à cette hypothèse du carré noir sur fond blanc de Malévitch, combien vaudrait cette œuvre si elle était mise sur le marché ? Mais comme ceci n’est pas une pipe, ceci n’est pas un Malévitch ! Le vide créé alentour vient surajouter à l’aura de cette œuvre unique. Le vide, référence aussi à Klein, Le vide, ou a contrario à Arman Le plein. Motti établit, ici, un rapport évident avec le White Cube mais aussi avec la dématérialisation de l’argent, impalpable, invisible et partout présent. Approchons-nous de ce tableau noir, il comporte une inscription SWAP, titre de l’exposition, qui veut dire échanger en anglais. En face, un autre immense panneau blanc, vide, fait face comme un miroir. Swap semble avoir absorbé la totalité de la couleur, comme une supernova, en l’occurrence, métaphore du trou noir dans lequel nous enfonce le libéralisme. Métaphore de l’anti-matière, jeu sur le geste Higgs à la recherche de l’anti-Motti quand celui-ci parcourt à pied les 27 kilomètres du cyclotron au Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire), murs blancs immaculés faisant référence à Mani pulitti. Hypothèses, supputations, certainement, mais vraisemblables et vérifiables dans la démarche artistique de Gianni Motti,, qui n’agit ni au juger, ni au gré des circonstances ou des événements comme certains pourraient le croire.
Comme il a été décrit précédemment, l’espace est divisé en trois. Derrière le panneau sur lequel est accroché Swap, prise elle aussi entre le panneau central et un panneau blanc latéral, une palette, sur laquelle sont empilés des affiches montrant des photogrammes extraits d’un discours de Mario Monti, économiste et universitaire, devenu le premier Président du Conseil non-élu d’Italie. Il en résulte dans les faits, une politique drastique d’austérité en Italie comme elle n’en a jamais connue. Cette pièce est intitulée : Finances, comportements, institutions.Elle porte bien son nom.
Les photogrammes constituant l’affiche proviennent d’une conférence de Mario Monti où il préconisait les avantages politique des grandes crises économiques. Propos d’un cynisme parfait, que désamorce Gianni Motti, d’abord en traitant ces extrait comme un roman photo, mais aussi en posant ces affiches sur une palette, symbole dérisoire, du transport et du flux ou alors aveu de notre impuissance ? Mais aussi, d’un certain artisanat, une palette n’étant pas un container. Le fait de que cette palette se trouve entre deux panneaux blancs, donne l’envie quasi-immédiate de recouvrir ceux-ci de ces affiches. Il faut savoir aussi que Mario Monti, avant d’accéder à son nouveau poste, fut dix mois avant d’être consultant pour la banque Goldman Sachs, responsable en partie de la faillite de la Grèce.
L’installation de Gianni Motti nous oriente vers celui-ci « Les avantages politiques à une grande crise économique » permet de renforcer la main mise sur la démocratie, les états et leurs populations : un fascisme soft qui ne dit pas son nom !
Une approche plasticienne
Une approche, souvent, mal perçue ou plutôt, dissimulée derrière le côté parfois spectaculaire de ce que Motti appelle ses gestes, est celle du plasticien. En effet, au-delà de l’effet de discours produit, l’artiste nous prouve, par son appréhension de cet espace monumental, la qualité de son regard. Là où certains se seraient lancés dans une accumulation, lui choisit la forme la plus minimale possible. Jusqu’ici, il n’a été question que de la salle principale d’exposition, une autre salle, elle, attenante à celle-ci existe, bien évidemment Motti s’en est emparé. Une œuvre unique y est présentée, la vidéo de Fund show, la pièce est transformée en salle de projection donc entièrement noire et la vidéo filmée dans la Galleria Astuni, nous montre, une pièce immaculée dont le sol vient peu à peu se couvrir de billets de 10 Euros. Ceux-ci semblent tomber du ciel, virevoltent, flottent lentement et viennent se poser délicatement sur le sol qui se couvre, peu à peu, de la couleur rose des billets, les bandes argentées des billets font miroiter l’argent au propre comme au figuré. Métaphore de la circulation incontrôlable de l’argent bien sûr, mais qui provoque en nous des sentiments contradictoires, images de paradis, cerisiers en fleurs du Japon… Un paradis artificiel, de la poudre aux yeux. Cette salle obscure qui vient donner la couleur à défaut de l’odeur de l’argent contraste avec le minimalisme de la salle principale. Une opposition plastique et spatiale se crée, par des jeux d’oppositions : le petit tableau noir condensant l’argent dans sa noirceur et cette vidéo quasiment à taille réelle. Le noir encore du tableau et le miroitement des billets sous la lumière. Opposition entre le rêve et la réalité, rêve d’argent et réalité nue, cocooning confortable rassurant de la salle de projection et déstabilisation de la salle principale. Nous voilà perturbés par le côté obscur de la force !
Gianni Motti se revendique comme simple artiste et non comme artiste politique ! Cela ne l’empêche pas de venir secouer le cocotier de nos aveuglements. Quoique l’on puisse en dire, il y a une filiation de Manet à Motti, et cette filiation est de prendre à bras le corps le réel. Mais ce, de façon non démonstrative, sans se sentir obligé de donner des leçons ou d’être par trop démonstratif. Etre attentif à sa pratique, à ses gestes, ce n’est pas regarder le doigt mais la lune.
Gianni Motti
"swap"
"swap"
exposition du 24 mars au 27 mai 2012
mer > dim, 12h > 18h
mer > dim, 12h > 18h
B.P.S. 22
Boulevard Solvay 22
Boulevard Solvay 22
B - 6000 Charleroi
Tél. -71 27 29 71 Fax. - 71 27 29 70
Valéry Poulet
performArts : Gianni Motti, pourquoi le choix de Charleroi pour cette exposition ?
Gianni Motti : Il y a plusieurs critères à cela, d’abord le pari du lieu, sa grandeur, je me suis dit« que vais-je bien pouvoir en faire ? »
Et puis, il y a aussi des raisons liées à l’histoire de cette ville, des raisons économiques... Cette ville, lors de sa grandeur industrielle, a accueilli beaucoup d’italiens venus chercher ici un eldorado qu’ils ne trouvaient pas dans leur propre pays. Ces deux raisons associées ont déterminés mon choix !
PF : Une fois de plus, on vous retrouve là où on ne vous attend pas !
GM : (rires) Que voulez-vous dire ? Pourquoi ? On m’attend quelque part ? Plus sérieusement, le pari à relever m’a séduit, ce grand hall, friche industrielle, évocatrice par elle-même d’une période révolue et, comme je le disais, l’histoire spécifique de l’immigration de cette ville !
PF : Je voulais dire quelque chose de l’ordre de l’action, de la performance...
GM : J’aimerai faire une mise au point : Je ne suis absolument pas d’accord avec ces termes d’actions, de performance, auxquelles vous nous avez habitué ! Je préfère parler de sculptures ! Un peintre dans son atelier quand il peint, ne fait rien d’autre qu’une performance, même si il est chez lui tout seul. Il entame une action ! Je préfère utiliser le mot geste... Oui, faire un geste me convient mieux que ces histoires d’actions, de performances !
PF ; Revenons à cette exposition, là où l’on ne vous attend pas, il y a précisément cette absence du geste ! Cette habitude d’intervention ! Vous prenez votre public à rebrousse poil !
GM : Peut-être... Mais à quoi s’attend le public ? A ce que Motti fasse du Motti ? J’agis par envies, celles-ci peuvent rester enfouies dans ma tête consciemment ou inconsciemment des années avant de les réaliser ! Il m’est impossible de prévoir six mois à l’avance de ce que je vais faire ! Parfois, certains, notamment des galeristes ou des institutions ne sont pas pris à rebrousse-poil, mais s’arrachent les cheveux.
Par exemple, pour l’histoire du CERN où j’ai créé Higgs, à la recherche de l’anti-Motti, j’étais en résidence avec d’autres artistes, invités à faire quelque chose sur l’art et la science. Chacun d’entre nous devait travailler avec un scientifique et j’ai choisi comme partenaire Jean-Pierre Merlot, physicien du CERN. Cela pataugeait dans ma tête et l’idée m’est venu, pas tout de suite, de faire le tour du cyclotron (accélérateur de particule) qui est un tunnel circulaire de 27 kilomètres. J’en parle à Jean-Pierre qui me rétorque, « houla lala ! Mais ce n’est pas possible ! cet endroit est classé secret défense même nous n’avons jamais pu pénétrer à l’intérieur ! Tu es fou, trouves vite une autre idée ! » Mais je suis d’un naturel têtu et j’ai réussi à prendre contact avec le Big Boss, excusez du jeu de mot, qui à été enchanté du projet et m’a donner carte blanche ! Jean-Pierre était comment on dit ici ? Sopra il cullo ! Cela a d’ailleurs fait l’effet d’une bombe dans le milieu !
Alors pour revenir à cette exposition, j’ai vu le lieu, et je me suis dit, c’est très grand alors je vais faire petit ! Mon idée était de faire simple. Un truc radical qui ne coûte rien ou presque. Un petit tableau noir, faire le minimum, provoquer un regard dans l’espace !
Je me rappelle, toute l’équipe était rassemblée et quand j’ai expliqué le projet et que j’ai vu leur tête... Cela m’a fait beaucoup rire ! Ma seule exigence a été de faire repeindre les panneaux d’un blanc immaculé, à cela je tenais beaucoup !
PF : Parlons du sujet de l’exposition ! Un sujet qui touche au politique !
GM : Un sujet qui touche à l’économique, donc au politique oui ! Parler d’argent engage le politique forcément ! Mais attention, je ne me revendique pas comme un artiste politique ! J’essaie de faire quelque chose qui soit le moins moral possible ! Ma stratégie est de ne pas dévoiler, de ne pas démontrer mais de montrer juste. Après, à chacun de faire son parcours. Le lieu, idéalement, doit devenir une place où l’on peut discuter, s’interroger ! Donc pas de moralisme ! Pour moi, cela revient à faire un bouquet de fleur pour dénoncer les fleurs ! Je reprends l’exemple de mes fleurs, ce n’est pas à moi de le dire mais aux autres. C’est commeLes Tournesols de Van Gogh , il ne dit pas regardez mon oreille, il ne parle pas de son rapport à l’alcool... Ce sont les autres qui en parlent, vous ne le voyez pas sur le tableau, vous voyez un paysage avec des tournesols... J’ai aimé, par exemple, le dispositif de ma rétrospective à Zurich, je n’ai présenté aucune œuvre mais imaginé un parcours de 600 mètres où des guides racontaient mon travail, cela devenait comme une circulation de fables, de contes sur mes gestes, l’œuvre ne m’appartenait plus.
Je suis un artiste et ne me revendique de rien.
PF : Mais n’y a-t-il pas une contradiction entre les choix que vous faites, je parle des sujets, de l’économie, de l’argent qui participent de vos thématiques, et pourtant de participer du système ?
GM : Je me contente juste de pointer des choses ! Le cartel de Swap est en soi explicite ! Je le répète, je ne suis pas un artiste politique mais un geste a toujours des conséquences qui ne sont pas de ma volonté. Le fait de vendre, de participer ou pas ne recouvre pas une importance pour moi ! Je vends et alors ? Ceux qui m’achètent sont des collectionneurs engagés pour la plupart, ils ne vont pas acheter du Jeff Koons ! Quant aux pièces vendues, je pense qu’elles gardent de leurs potentialités quoiqu’il en soit ! Et puis, il faut s’intéresser à l’argent, car d’autres s’y intéressent à votre place et vous perdez peu à peu le contrôle au bénéfice de quelques-uns...
Entretien réalisé par Valéry Poulet au B.P.S 22, le 22 mars 2012