Les courts-métrages de Fred l’épée prennent la forme de poèmes visuels, ou de films poémes, qu’importe… où la voix s’unit à l’image en d’intemporelles élégies…
Des mondes désertés, des mondes en bord de mer… Des personnages en errance, des lieux indéfinis, suspendus au bord d’un gouffre imperceptible, invisible, aux lisières des sensations mentales et physiques… Transports, passages, impermanences…
Les films de Fred L’épée ne relèvent ni de la fiction classique, non plus de l’expérimental ou d’autre chose encore… Il y a comme un « je ne sais quoi » d’insaisissable, qui ruine toute classification et vient abolir les démarcations classiques…
Si il fallait lâcher des noms, viendraient, sur un mode subjectif, Bela Tarr, Sharunas Bartas… Ou encore le Derek Jarman d’ »Angelic conversations »…
Mais pourquoi parler de cinéma, pourquoi encore parler de cinéma, de film, de fiction, de narrations, d’histoires… Peut-être faut-il alors parler plutôt parler d’une tentative de forme, forme entendue en tant qu’Eidos platonicien s’opposant à Eidolon, l’icone, le simulacre… Comme le réalisateur l’évoque avec « The Passenger », le « cinéma » de Fred L’Epée s’engage, se situe dans cet entre-deux, dans le rapport de cette lutte incessante entre la forme et son altération (l’eidolon)… Combat perdu d’avance dont témoignent les poèmes visuels de Fred L’Epée.
Dans « Scaramanga Land », pas de personnages, une errance filmique sur des docks, des quais, un chien, seul et première apparition vivante, reste là et pousse un maigre aboiement.
De l’humain donc, peu de traces, celui-ci vient hanter en creux chaque plan de sa présence, celle de ses activités, activité portuaire, activité de transit, de marchandises que l’on devine circuler, portées, chargées, déchargées, convoyées…
Les ports, là où l’on s’échoue, là où les espoirs prennent corps, se désagrègent aussi… Certains partent, reviennent parfois, comme les marins, d’autres restent, soit par ce désir, soit par obligations… Soit par… Nous ne le savons plus… Qui n’a jamais eu un jour ce sentiment mêlé d’envie, de rêve, de mélancolie, voyant des bateaux aux pavillons inconnus, partir, de tenter de deviner leurs destinations, de prononcer leurs noms à voix basse… Parfois certains restent… D’autres ne reviennent plus… Tragiques rappels à nos rêves éveillés…
Seules les marchandises transitent, comme nos vies.
Des bateaux, carcasses échouées ; métaphore de rêves déchus, qui restent là, plantés, à moisir, à rouiller… ou alors emportées vers un lointain enchanteur ou plus décevant encore. Les grues deviennent comme ces Parques qui filent, tranchent et abandonnent… Comme un poème interrompu… Qui se reprend, qui parfois bégaie…
«En réalité, je souscris bien à la fidélité, à l'être, telle que le vide le nomme/ Je souscris également à la nécessaire interruption du poème » in Scaramanga
Ces grues, mécaniques industrielles appartiennent déjà à un monde révolu : le monde du jeu, le monde de l’enfance, des rêves, de l’évasion..
Fred L’Epée nous donne à voir un monde où les illusions, les désirs qui y prennent naissances sont encore vifs, mais ce monde nous échappe par son âpreté cruelle et souvent nous désole. Un sentiment de duperie fait alors souvent place à l’espoir…
Ces grues, ces bateaux de notre enfance, ce port symbolisent dans leurs matérialités la finitude d’un monde et fait place à la mort des illusions, à la croyance d’un monde idyllique, où ces bateaux, ces grues, ce port n’étaient que des jouets inoffensifs, mais ne sont que les instruments d’un trafic, où cette enfance et ses rêves n’ont que bien peu de place… Et là revenons au réel, l’Eidolon domine, Eidolon, comme marchandise, objet trivial, objet de convoitise et de mort…
Malgré les extérieurs qui dominent, une sensation de huis-clos domine dans « Scaramanga Land » et « The Passengers ». La prédominance de la voix Off restreint l’espace, joue du repli. Les territoires s’effacent comme des palimpsestes, ou plus, deviennent le réceptacle de l’intime, l'usage du noir et blanc participe de cette sensation. Le décor devient l’écrin scopique, l’espace mental, d’un flux de conscience, d’une intériorité, marquée par cette voix. Cette intériorité ne fixe pas l’intime, elle se fait pensée, réflexion, dérive…
La répétition de plans jouent comme l’éternel retour de boucles inachevées… Les mouvements se font lents, comme une nécessité à toujours revenir au début de chaque chose, de dérouler le fil de la pensée une fois encore… Comme une nécessité à ne rien perdre de chaque chose, de chaque regard…
« Scaramanga Land » devient l’utopie de nulle part, l’utopie de tous ces ports de la planète, où souvent l’escale persiste en de longues durées… Comme dans « Freedom » de Sharunas Bartas, il ne suffit pas de partir… D’escales en escales, de fuites en fuites, ces bateaux maudits et rouillés ne cessent de nous rattraper…
Oiseaux, silhouettes, fumées, ombres, évanescences insaississable, « The passengers », devient une errance vouées à la recherche impossible d'une essence perdue, d'une essence qui n'a jamais existé peut-être...
« The Passengers », encore cette histoire de forme, ressac insurmontable, qui rejette sur les berges où nous ne finissons jamais d’échouer. Et là encore cette utopie du port, face à une mer, ouverte mais pourtant infranchissable… Un passager pour nulle part face à ces Hespérides intouchables… aux pommes d’or, rêves d’enfance, rêves d’un monde meilleur… Fred l’Epée nous parle juste de paradis perdus…
Parfois certains s'échappent, on ne sait comment et il ne reste que ce chien, celui de "Scaramanga Land", compagnon fidèle, qui aboie au moindre bruit, à la moindre approche d’une présence déjà éteinte… Le chien de Diogène ? Le chien d’Ulysse ? Dans chaque port, un chien, certainement, doit attendre un hypothétique retour… Mais de qui…
"Scaramanga Land" http://vimeo.com/19046167
"The Passenger" http://vimeo.com/14088699
"Scaramanga Land" http://vimeo.com/19046167
"The Passenger" http://vimeo.com/14088699