06/03/2010

A bout de course...















De façon ludique et avec beaucoup de dérision, Jordi Colomer met en scène des personnages aux prises à des situations tragico-comiques qui interrogent les rapports que nous entretenons avec notre environnement.


Jordi Colomer est un artiste catalan, qui au travers ses installations, vidéos et photos sonde la notion d’espace dans notre environnement. Il insiste particulièrement sur la perception de cet espace, de cet environnement. Il met ainsi en œuvre un mécanisme de focalisation particulier sur celui-ci. D’autre part, l’influence du cinéma occupe une part prépondérante dans ses travaux.

« En ce qui concerne l’architecture, l’habitude détermine dans une large mesure même la réception optique »
Walter Benjamin in L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée


"Anarchitekton" Barcelone



Dans « Anarchitekton », un personnage court sans but apparent, il traverse les paysages urbains de différentes grandes villes du monde, brandissant à bout de bras telles des banderoles, des maquettes reproduisant en modèle réduit des bâtiments appartenant au décor dans lequel le personnage évolue
Course dérisoire où le personnage brandit comme autant d’étendards notre vanité à construire. Maquettes en cartons qui rappellent les maquettes d’architectes mais aussi la fragilité et la précarité de tout édifice humain…
Course dérisoire ou manifestation désespérée afin de prendre une réelle conscience de notre environnement ?
Au travers ce personnage agité, Colomer pointe ce qui tient lieu de décor à nos actions quotidiennes. Il attire notre attention sur ce qui nous entoure et que nous ne voyons pas ou que nous ne voyons plus, perdus dans nos regards distraits.
Pour cela, il joue du changement d’échelle, nous focalisons sur ces étendards car paradoxalement ces morceaux choisis d’architectures attirent de part leurs réductions et leurs confrontations aux modèles originaux.
L’utilisation de maquettes renvoie aussi au cinéma, aux décors de cartons-pâtes, aux grands studios comme Cinecittà ou encore Babelsberg . Les déformations de de ces maquettes imparfaites renvoient au cinéma expressionniste et ses décors déstructurés, « le Cabinet du Docteur Caligari » par exemple...





« Le Cabinet du Docteur Caligari »



Dans la vidéo « Jordiciudades », citation du film d’Harold Lloyd « Monte là-dessus », une femme suspendue sur une corniche sise sur un mur tente de joindre une fenêtre ouverte. A l’arrière-plan, en plongée, le décor mouvant d’une mégapole traité en animation ne cesse d’évoluer seconde après seconde pendant toute la durée de la vidéo.





Harold Lloyd dans « Montes là-dessus »


Colomer soulève encore ici le problème de la focalisation.
En effet, cette vidéo nous propose deux versions en simultanée et en split-screen de l’action. Dans l’une, la femme atteint la fenêtre, dans l’autre elle tombe dans le vide. Colomer joue ici de la multiplicité des points de vues ; difficulté du regard à embrasser et de suivre d’un seul regard les deux versions, difficulté aussi de suivre l’évolution de la ville en arrière-plan. Notre regard est déséquilibré, perdu dans cette multiplicité d’événements à suivre.



« En la Pampa » Jordi Colomer



Métaphore peut-être aussi d’un déséquilibre plus profond concernant nos repères livrés au déréglements de villes de plus en plus en mutations, en transformation, de plus en plus tentaculaires…

"Babel Kamer" une performance renvoit à sa façon aux mêmes problématiques.
Deux femmes, l’une wallonne, l’autre flamande sont assises l’une en face de l’autre à l’intérieur d’une caravane installée dans la galerie marchande d’un hypermarché. Au-dessus de chacune des deux femmes, deux écrans diffusent en simultané « L’Aurore » de Murnau. Il s’instaure un dialogue entre elles. Un dialogue particulier. Elles entament un dialogue à partir de ce film en langage des signes chacune dans leurs langues respectives, wallon et flamand. La discussion est retransmise sur deux moniteurs avec des sous-titrages en français et en flamand.






Multiplicité des langues, problèmes de traduction : transcription des gestes, décalages, sous-titrages en français et en flamand évoquent immanquablement l’épisode biblique de la tour de Babel et cette vanité humaine à construire toujours plus. Cette installation nous ramène aussi à la même problématique de focalisation, de choix que dans « Jordiciudades »
Une double référence à l’expressionisme allemand ; d’abord avec le choix du film « L’Aurore » l’un des derniers grands films muets et le titre de l’installation « Babel Kamer », qui réfère aux studios « Babelsberg » mais aussi au Kammerspiel (théâtre de chambre) de Max Reinhard, mais aussi sur le côté messianique de l’expressionniste et sa double attraction-répulsion pour les grandes villes.

« En la Pampa », une autre vidéo est traitée comme un road-movie.
Un homme et une femme. Leur rencontre improbable dans un désert. Ils décident de faire route ensemble.
Succession de séquences, sans ordre préétabli, séquences séparées sur autant de supports, différenciées, chaque séquence constitue une entité autonome. Jordi Colomer éclate la narration, le sens de lecture, laissant libre cours à la lecture du spectateur.
La rencontre se fait sur une route goudronnée traversant une pampa, le lieu n’est pas si désert, traces d’occupation, panneau de signalisation,
L’homme et la femme entament un dialogue sous forme d’échanges de banalités, la caméra les laisse s’éloigner sur une route qui s’éloigne à l’horizon.

La pampa se transforme en terrain vague, en un terrain de jeu où l’on trouve des balles, un pneu, dérisoires déchets de notre société, laissés à l’abandon, les deux personnages se les réapproprient. Part enfantine qui reprend le dessus…
Lavage de voiture face à un cimetière fait de bric et de brocs.
Le cimetière, tombes, mausolées squelettiques, faites de planches de récupération, de bout de bois, balayé par le vent semble à peine tenir debout dans la minéralité aride et poussiéreuse.


« En la Pampa » Jordi Colomer

Le nettoyage d’une voiture dans ce monde de poussière, absurdité de la situation qui nous rappelle à notre condition et au traitement que nous infligeons à la planète ; Le cimetière : là où finira la voiture et où finiront les deux personnages… La plupart de ces saynètes sont filmées en de long plans-séquences aux cadres soignés…


Dans « Pere coco », un homme, vraisemblablement un clochard, ramasse des objets divers trouvés dans les hasards d’une errance urbaine et nocturne. Il les transporte dans un grand sac, évoquant la figure du père Noël.





« Pere coco » Jordi Colomer


L’image de cette vidéo volontairement dégradé n’est pas sans évoquer les caméras de surveillances où chacun de nos déplacements est contrôlé, enregistré dans l’univers urbain dans lequel nous vivons. A contrario de « En la Pampa » constitué de plans-séquences, le montage procède ici en Jump-cut qui ajoute à l’âpreté de la vidéo. Là encore Jordi Colomer exploite les possibilités que lui offre le cinéma.
« Pere coco » renvoie aussi à cette séquence de « En la Pampa » où l’homme et la femme jouent avec des objets trainant dans le désert… Situations quasi-similaires, les espaces urbains sont déserts comme l’est en apparence la Pampa.



« En la Pampa » Jordi Colomer


Ici encore, cette quête d’objets nous ramène à notre dérisoire, l’errance urbaine et l’errance dans le désert sont aussi une critique ironique du Surréalisme à l’instar de cette citation de Guy Debord que Jordi Colomer fait répéter comme une litanie à son personnage masculin de « En la Pampa » dans une séquence où, comble du ridicule, il trimballe un sapin en plein désert.

« L’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais »

Les personnages de Colomer ne seraient–ils pas en quelque sorte des Conrad Veidt modernes, pantins (dé)possédés, désarticulés, lancés dans des courses effrénées qu’ils ne maitrisent plus ? Des personnages à notre image lancés dans l’absurde, aveugles à notre monde…