17/02/2010

Voies sans issues




















Une grande force plastique et formelle au service du sujet se dégage du premier long-métrage de Tariq Téguia. Film qui s'attache aux errements de deux jeunes en quête d'un impossible ailleurs...

Rêver, espérer une échappatoire à son pays… Une situation devenue le lot commun d’une grande partie de la jeunesse de cette planète… « Rome plutôt que vous » participe de cette veine fictionnelle qui témoigne, tente de rendre compte de ces désespoirs, de ces tentatives de partir à la quête d’un sort meilleur vers cette forteresse Europe …
De cette jeunesse aux horizons bloqués, Tariq Téguia nous livre un saisissant road-movie circonscrit dans les méandres sinueuses d’une ville, Alger, dans laquelle viennent se projeter la naissance d’un désir entre deux êtres et en filigrane un amer état des lieux d’un pays: l’Algérie.

Un garçon, Kamel, pour partir, tente de joindre le « Bosco », trafiquant de faux-papiers qui lui permettront de quitter le pays. Il emmène avec lui Zina, une jeune fille rencontrée depuis peu... Ils finiront par retrouver le « Bosco »… Voilà en quelques mots sur quoi tient l’intrigue du film de Tariq Téguia, peu de choses en fait. Mais il ressort de ce premier long-métrage une rare puissance d'evocation qui exploite les non-dits, les silences, le ruptures, un film où s'installe un indiscible et pesant climat qui ne nous lâche plus...

L'inscription de ce film dans un road-movie urbain permet d'établir le tableau d'une déliquescence jamais démonstrative mais toute en allusions. Les deux protagonistes de l’histoire, Kamel et Zina se jettent dans cette géographie désorientée que devient Alger et sa périphérie…

Un périple sur une route à l’heure du loup à l’aplomb de la ville qui s’étend face à la mer, des docks, des silhouettes fugitives, anonymes, prises dans la fuite… Quelques séquences introductrices suffisent à comprendre dans quel malaise vivent Kamel et Zina. Mais aussi à mettre en place les postulats formels de ce film qui se joue de la temporalité, de la narration, s’irrigue d’ellipses qui surgissent à tout moment et viennent perturber, brouiller la trame narrative. Ccs interruptions, ces latences mettent en place une atmosphère oppressante, de menaces larvée tapies dans l'ombre...







Que ce soit dans la rue ou chez, ces jeunes vivent dans des espaces qui peu à peu tombent en décrépitude, où rien ne fonctionne à l’instar de Zina tentant de faire fonctionner une gazinière avec des allumettes humides… A l’instar aussi de son père, allongé dans une chambre, qui reste invisible et dont seule la voix résonne du fond d'une pièce en off…
Dénonciation à peine sous-entendue de ce que les pères ont fait de l’indépendance, ont fait de ce pays…

Des figures spécifiques se dessinent au travers ce film dans lesquelles évoluent les personnages ; Spirale de cette descente en voiture vers la ville… La spirale, spirale de l’enfermement oppressif, spirale d’un échec ? D’une fin inéductable ? Aussi le cercle, cercle d’une hypothétique recherche qui revient sans cesse sur ses pas, cercle qui se resserre dans cette errance urbaine… Eternel retour de Kamel après de multiples tentatives, il a déjà vécu en Europe…

Dans ce quartier périphérique de « La Madrague » où se trouve le « Bosco », les deux jeunes tournent en rond. Chaque rue, chaque construction se ressemblent… Rues désertes, alignement de maisons aux constructions interrompues, commerces aux devantures closes… No man’s land à l’image de ce pays et de l’ennui qui suinte à chaque mur… Les lieux tournent à vide ou plutôt semblent immobilisés, figés… Le parcours des deux jeunes gens vient se heurter à des murs invisibles, insaisissables... Impression d’inachevée, de gâchis auquel ce couple oppose le contraste de sa beauté et de sa jeunesse… Et dans l’esprit et le corps desquels le désir, peu à peu, affleure. Le mur qu’ils peuvent encore abattre, la seule liberté qui puisse les affranchir de cette prison vient de ce désir naissant mais précaire. La chambre, séparée en deux par une cloison dégradée, et où se retrouvent Kamel et Zina devient le lieu hautement symbolique de cette liberté précaire. La séquence où dans l’effleurement de ses doigts Zina parcourt une carte illisible, épinglée à un mur et énonce une série de chiffre devient la métaphore de ce désir qui creuse les corps… Désir de Kamel ? Désir de le suivre ?






Tariq Téquia joue d’alternances entre de fulgurantes accélérations, travellings lancés sur des routes dans des paysages à la limite de l’irréel et de long plans séquences à la fixité, alternances dans le son aussi, suspensions, ambiances qui s’assourdissent à la limite de l’audible qui distordent le temps, qui pèsent sur les personnages… Ces pulsations dans le rythme du film, les plages musicales rendent le désir palpable, désir à peine formulé, désir traité en creux et avec beaucoup de pudeur… Encore cette maîtrise de l’ellipse…

Traces discrètes, mais présentes d’une guerre muette et invisible, d’une guerre sans nom, sans lignes de fronts, qui infiltre chaque esprit, qui peut surgir à chaque instant et frapper aveuglement : évocation de massacres ou d’attentats qui accompagnent le quotidien. Un monde clandestin aussi filmé dans une image sous-exposée qui confine au monochrome : trafics, simulacres d’exécutions, personnages indéfinis… Un monde caché derrière les murs de chaque maison où l’alcool sert de viatique à l’ennui et le désœuvrement, murs soutenus par les « hittistes », surnom donné à cette jeunesse qui passe son temps le dos appuyé sur les murs…

Mais ce monde fait de brutales irruptions comme dans cette séquence où le couple et un ami sont pris à partis, emmenés au poste par des policiers aux pleins pouvoirs et pris alors sous la menace du couvre-feu. Dans cette discussion politique, la nuit, avec un policier évoquant un leader Black Panthers réfugié en Algérie, renvoyant à une époque révolue et aussi à une vaste tricherie où personne ne sait qui est l'autre. "Je devais le protèger ou bien le surveiller" dit le policier en parlant du Black Panthers








Kamel, accompagné de Zina retrouvera le "Bosco" mais là encore le réel les rattrappe, tragique et implacable, le "Bosco" est mort... Récupérant des faux-passeport dans la maison du "Bosco" Kamel est prêt. Zina, elle, hésite, reste au seuil de ses désirs. Elle ne sait pas. Faut-il tenter elle aussi le départ ? Doit-elle laisser parler son désir de fuite et son désir envers Kamel ? Le sort en décidera aussi pour elle... Dans un long travelling qui laisse la fin ouverte, nous ne saurons jamais où se trouve la sortie de ces voies sans issues.


"Rome plutôt que vous"

Réal: Tariq Téguia

avec Rachid Amrani, Samira Kaddour, Ahmed Benaïssa, Kadder Affak

Pays : Algérie, France, 2006

Distribution : Malavida Films, Shellac Distribution

Durée : 111 mn

Genre : drame

Type : fiction

Date sortie DVD : 22022010