Cet article est issu originellement de la revue Perform Arts
www.performarts.net
LE
DOMAINE DE LA CROYANCE
Si il
est bien un domaine peu exploré par la critique, c’est celui de l’économique et
surtout de ses conséquences sur l’esthétique et sur les œuvres. Cette économie qui est celle bien souvent de la
survie et de la précarité de l’artiste dans une société basée sur un modèle
libéral. Tristan Tremeau, avec son livre
« In Art we trust » relève le défi de mêler esthétique et
économique.
Parler
art et argent, effraie toujours le citoyen lambda qui se retrouve surpris par
les prix de quelques œuvres lancées en exemple. A part ces exemples évidemment choisis
pour des raisons très souvent démagogiques et hors d’un contexte réel. Personne
ne se pose la question, de comment vit ou peut vivre un artiste !
Et
pourtant les choses ont un prix, les artistes mangent comme chacun d’entre nous
et combien de situations précaires, comme aussi tout chacun d’entre nous, ils
payent loyers, ateliers, impôts, éducation des enfants etc.... Pour un Jeff Koons ou un Murakami, combien d’artistes se battent contre vents et
marées, pour vivre ou le plus souvent survivre ; Tristan Trémeau soulève
le couvercle,en nous parlant de la marchandise Art à partir de l’APT, Artist Pension Trusts, équivalent des fonds de pensions pour les
artistes, en analyse les conséquences, d’un point de vue esthétique et en
démonte les mécanismes d’exploitation.
Mais va plus loin et mets en garde
contre un système de société, qui, peu à peu, nous gangrène… Une société basée
sur le libéralisme dont les dégâts se comptent autour de nous, jours après
jours !
Tristan Trémeau est docteur en histoire de
l'art, critique d'art et professeur à l'École supérieure des beaux-arts de
Tours et à l'Académie royale des beaux-arts de Bruxelles. Des archives de ses
écrits sont lisibles sur son blog : http://tristantremeau.blogspot.com
Interview Tristan Tremeau réalisé en Novembre 2011
Quel
est le point de départ de ce livre ?
Tristan
Tremeau : Puisque l'essentiel du livre est une étude de cas d'un
dispositif financier, nommé Artist pension Trust (APT), je dirais que le point
de départ est un mail énigmatique que m'avait adressé la coopérative artistique
Société Réaliste au printemps 2009. Le contenu de ce mail se limitait à l'adresse
du site d'APT, sans commentaire. Après une dizaine de minutes de navigation sur
le site d'APT, j'ai vite compris que ce mail était une perche tendue par ce duo
d'artistes dont je suis le travail depuis leurs débuts (en 2004) et qui
connaissent bien mes écrits, positions et interrogations critiques. Nous avions
souvent discuté des développements d'une nouvelle forme d'économie que nous
associions à l'émergence de l'esthétique relationnelle dans les années 1990.
Pour le dire autrement : l'esthétique relationnelle nous apparaissait aussi, et
peut-être avant tout, comme une économie caractérisée par les logiques de
cooptations (entre artistes et entre artistes et curateurs) à des fins de représenter
l'art contemporain et d'en monopoliser les représentations au niveau des
institutions, du marché et du discours théorique et critique. Ma thèse, dans In art we trust, est
que les concepteurs d'APT se sont inspirés en grande partie de cette économie
relationnelle pour élaborer ce qu'ils présentent comme un fonds de pension pour
artistes, destiné à sécuriser leur vie financière.
Comment
se caractérise cette économie relationnelle ?
TT :
L'esthétique relationnelle fut avant tout une économie de réseau, à travers
lequel les réputations se sont construites et auto-légitimées. La logique du
réseau était certes déjà très commune et implantée, elle caractérise même une
grande partie de l'économie artistique depuis longtemps, par nécessité : les
artistes travaillant majoritairement à perte, dans un univers très concurrentiel,
il est logique qu'ils développent des réseaux relativement solidaires pour
rendre visible leur travail et qu'ils rendent l'invitation à d'autres artistes
qui les auraient auparavant invités à participer à des projets collectifs. Il
en va de même pour les curateurs, eux aussi en grande majorité précaires.
Seulement, l'immense majorité des artistes travaillant en réseau n'ont pas
accédé à la même surface de visibilité et de reconnaissance que les artistes
assimilés à l'esthétique relationnelle. Pourquoi ? La force de l'esthétique
relationnelle fut de revendiquer cette logique du réseau comme un parti-pris
idéologique et esthétique dynamique et non comme une solution à des soucis de
précarité, en une période où les processus de démocratisation d'Internet, soutenus
par la propagande des promoteurs des TIC (Technologies de l'Information et de
la Communication), valorisaient de surcroît les notions de réseau, de trafic,
de flux, de transdisciplinarité, etc. Toutes ces notions, on les retrouve au
cœur des discours des curateurs associés ou assimilés à l'émergence de
l'esthétique relationnelle : Éric Troncy, Nicolas Bourriaud, Hans-Ulrich
Obrist. Ce dernier, aujourd'hui considéré comme l'une des deux ou trois
personnalités les plus influentes de l'art contemporain, est la figure
exemplaire de cette nouvelle économie qui a intronisé le curateur comme
intermédiaire central du marché des visibilités. J'en parle dans le chapitre
intitulé "Connexions implicites. Les mots magiques des années 90", en
prenant comme exemple l'exposition éponyme, Connexions implicites, qui
avait eu lieu en 1997 à l'école des beaux-arts de Paris et qui réunissait des
artistes et des curateurs assimilés à l'esthétique relationnelle et dont on
retrouve un certain nombre dans le dispositif APT (Parreno, Gordon, Obrist…).
En
insistant sur l'économie, auriez-vous pris l'esthétique relationnelle à
contre-pied ?
TT :
En quelque sorte, et de plusieurs façons. Tout d'abord, j'ai pris le
contre-pied des écrits de Nicolas Bourriaud, qui présentaient l'esthétique
relationnelle comme une nouvelle éthique de la création, partagée entre
artistes et entre artistes et spectateurs. Ce faisant, j'ai pris aussi le
contre-pied de mes propres écrits sur le sujet qui s'étaient jusqu'alors
concentrés sur une opposition à cette éthique, que j'avais qualifiée de
"médiatrice" ou, avec Amar Lakel, de "pastorale". Dans In
art we trust, je ne considère cette esthétique que sur le plan de son
économie, inspiré notamment par une satire critique de celle-ci que Société Réaliste
proposa en 2006 dans son œuvre in progress intitulée PONZI's et à
laquelle je consacre les deux premiers chapitres du livre.
Évidemment,
la question idéologique n'est pas évacuée, puisque je montre les liens entre
l'esthétique relationnelle et la promotion des Technologies de l'Information et
de la Communication, les développements de l'économie de la connaissance (ou du
"capitalisme cognitif") et les processus de réification du savoir en
informations commercialisables. Les enjeux esthétiques n'en sont pas absents
non plus puisque, au début et à la fin, je mets en avant la nécessité de
repenser et refonder la pratique de la critique d'art. Je le fais en mettant en
avant les positions et méthodes de Société Réaliste (la satire critique) et de
Walid Raad (l'enquête critique), sur lesquelles je m'appuie. Je le fais aussi
au regard de mes convictions quant à ce que peut être la critique d'art et ce à
quoi elle doit s'ouvrir et se confronter (les enjeux économiques) si elle veut
agir sur le monde de l'art en tant que contre-pouvoir et contre-expertise dans
un contexte dominé par des logiques spéculatives et curatoriales.
Enfin,
oui, je prends en quelque sorte un contre-pied en considérant, sans ironie, APT
comme une œuvre d'art relationnel total, en opposition a priori totale
avec le discours bienveillant de don à l'adresse du public entretenu par
Bourriaud au sujet de l'art relationnel. Mais cette opposition m'est toujours
apparue illusoire, ayant toujours considéré ce discours comme un détournement
de sens de l'économie du don.
En
quelles circonstances cette intuition s’est construite ?
TT :
À partir de mon expérience professionnelle, très tôt, dans le monde de l'art.
Quand l'esthétique relationnelle est apparue au milieu des années 1990, j'avais
déjà travaillé comme guide puis comme chargé de mission à la conservation d'un
musée. Dans ce cadre, tous les discours sur la médiation, l'intégration et la
participation du public m'étaient familiers. Aussi l'esthétique relationnelle
m'apparut-elle d'abord, dans son succès institutionnel, comme l'intégration, au
stade même de la production artistique, de ces logiques de médiation et de
participation. Avec, comme conséquence, la substitution d'œuvres par des
dispositifs de médiation censés mettre en lien le public avec l'art, mais aussi
— et ce fut l'enjeu de l'esthétique relationnelle selon Bourriaud — avec des
enjeux idéologiques de restauration de la communauté sur des modes
participatifs, conviviaux, ludiques, économiques, thérapeutiques, etc. Bref,
telle que la présentait Bourriaud et telle qu'elle fut intégrée dans les
institutions artistiques, l'esthétique relationnelle devait remplir un rôle de
pacification sociale et consensuelle des relations du public à l'art et, plus
généralement, des individus et de la société.
Sur
un plan économique, ces dispositifs relationnels prônaient, selon Bourriaud,
des échanges de l'ordre du don entre les artistes et les spectateurs, avec une
confusion entretenue entre l'économie du don selon Marcel Mauss
(donner-recevoir-rendre) et la donation gratuite et bienveillante sans attente
de retour. Les discours soutenant l'esthétique relationnelle se sont focalisés
sur ce second aspect de la notion, faisant valoir des actes d'une générosité
extrême de la part des artistes donateurs quand ceux-ci étaient rémunérés
(production) ou rémunérables (vente) pour leurs actes et quand les spectateurs
payaient leurs entrées dans les institutions. Ceci est le premier mensonge. Le
second réside dans le fait que l'économie du don au sens anthropologique
(donner-recevoir-rendre etc.) n'engageait pas le public mais uniquement les
acteurs du réseau relationnel : quand un artiste relationnel était invité à
exposer et à produire une œuvre à tel endroit, il invitait régulièrement des
compères à collaborer, ceux-ci lui rendant l'invitation, en mieux, à d'autres
occasions et ainsi de suite. Cela a été exemplifié par Parreno, Gordon,
Tiravanija, Huyghe, Gillick, etc. Cette économie du don s'est donc développée
au bénéfice des membres du réseau d'artistes et de curateurs concernés et non
du public, contrairement à ce que disait la propagande éthique et consensuelle
de Nicolas Bourriaud.
Et
APT dans tout cela ?
TT :
APT s'est inspiré de cette économie du réseau entre membres cooptés (curateurs
et artistes) comme base de mutualisation des bénéfices marchands entre les
artistes sélectionnés et entre les investisseurs à l'origine du dispositif.
Comme moyen, aussi, de répondre à l'ambition de représenter l'art
contemporain à l'échelle planétaire et d'en contrôler le marché. Si
l'esthétique relationnelle, dans son discours, déclarait que tous les bénéfices
revenaient au public et non aux artistes et curateurs qui en furent les
véritables bénéficiaires, APT déclare quant à lui, en tant qu'entreprise démarchant
des clients, exister pour la bonne santé financière des artistes (leurs
clients) grâce à la mutualisation des revenus des ventes des œuvres investies
par ces derniers dans l'un des huit fonds APT (à New York, Los Angeles, Mexico,
Londres, Berlin, Pékin, Dubaï ou Mumbaï) tandis que, comme je le démontre dans
le livre, les principaux bénéficiaires seront les investisseurs inconnus à
l'origine du dispositif. L'ironie est donc que le système de
cooptation-mutualisation symbolique des artistes et des curateurs entre eux
formalisé par l'esthétique relationnelle sert désormais les intérêts financiers
d'investisseurs et spéculateurs.
Pour
le dire autrement : l'esthétique relationnelle a montré qu'en promouvant et en
développant comme projet esthétique et dynamique l'idéologie du réseau, sur une
base non-dite de réponse à la précarité de la vie artistique (comment exister
dans le monde de l'art ? Proposons un art de la relation entre les acteurs de
l'art par lequel tous les acteurs de l'art seraient gratifiés d'une position
symbolique et active, susceptible de produire des bénéfices économiques), les
acteurs engagés dans ce réseau et reconnus par lui pouvaient engranger des
bénéfices colossaux, surtout dans un contexte idéologique favorable à toutes
les notions que cette économie du réseau promouvait (mobilité, créativité,
flexibilité, trafics et flux d'informations, transdisciplinarité…). Quant à
APT, créé par un entrepreneur qui a fait fortune dans les nouvelles
technologies au moment de la "bulle Internet" (Moti Shniberg), un
homme certain que l'avenir du capitalisme se joue au niveau du développement du
commerce des informations (le Data Mining,
l'extraction-commercialisation de données numériques), il lui a suffi de
s'inspirer de la réussite des artistes et des curateurs de l'esthétique
relationnelle pour, d'une part, en solliciter deux des représentants
(Tiravanija et Obrist) pour faire partie de son Advisory Board et, d'autre
part, pour structurer ses réseaux d'influence et favoriser le harponnage des
artistes craignant une vie économique précaire.
En
l'occurrence, APT a embauché une centaine de curateurs, reconnus pour leur
capacité à distinguer des "artistes émergents" ou en "milieu de
carrière", qui possèderaient le "facteur X", c'est-à-dire le
"potentiel de frapper un grand coup", selon David A. Ross (ancien
directeur du San Francisco Museum of Art, du Whitney Museum à New York et de
l'ICA à Boston, premier président de l'APT Curatorial Committee avant de
devenir un des quatre membres du Board of Directors). Ce sont eux, les
curateurs, indépendants ou responsables d'institutions, qui sont chargés de
démarcher et sélectionner les artistes. Résultat, APT confirme la place
prépondérante que peuvent avoir désormais les curateurs comme facilitateurs de
carrières et connecteurs en chef de réseaux de visibilité, et accentue l'effet
d'exclusion que ce type de situation provoque. Ne pas faire partie d'APT
reviendrait à ne pas faire partie du réseau, c'est-à-dire du monde de l'art
contemporain globalisé.
mais
quid de l’esthétique ?
TT :
Elle est littéralement évacuée, la sélection se faisant uniquement sur des
critères commerciaux, liés à des facteurs de marketing et de branding, mais
aussi des plans de carrière des curateurs. Là se situe la violence symbolique
d'un dispositif comme APT, à l'égard principalement des artistes.
Que
faire ? Des remèdes à tout cela ?
TT :
Arrivé à ce point, je dirais simplement qu'APT indique une limite, que dans sa
violence il oblige à prendre position. Artistes comme curateurs, si ils ou
elles veulent bien faire travailler un minimum de pensée critique et politique,
devraient cogiter l'adéquation entre leurs œuvres, leurs pratiques et leurs
positions politiques et critiques. Je n'ai par exemple jamais eu aucune
appétence pour le travail de Claire Fontaine, typique d'une mauvaise conscience
de classe et tellement faible dans le littéralisme pseudo-critique de ses
propositions, mais il est un fait que beaucoup s'interrogent sur sa présence
dans l'APT de Londres. Au regard de l'évidente dimension ultra capitaliste
d'APT, qu'est-ce qu'une artiste de Gauche, supposée extrême, y fout-elle ? La
réponse est sans doute dans ma critique expéditive, mais au-delà :
l'inadéquation entre le propos et la pratique disqualifie le propos et l'œuvre.
Que faire alors ? La réponse est aux artistes, critiques et curateurs, dans
l'adéquation entre œuvre, propos et pratique, dans le refus ou le soutien de
cette situation. Bref, que chacun soit clair. Une autre réponse, que j'appelle
de mes vœux dans ce livre, pourrait venir d'un ressaisissement des critiques
d'art. Si l'on considère APT comme il l'entend et comme on peut légitimement le
considérer — un modèle réduit du monde de l'art qui, parce qu'il agit comme un
lobby et ambitionne de représenter ce monde, se présente comme un miroir
monstrueux du monde de l'art contemporain —, les critiques d'art ont disparu. À
eux, et à celles et ceux qui désirent le devenir, de prendre acte et d'agir
pour accaparer une part importante et nécessaire de la pensée critique, en
pratique.
Interview réalisé par Valéry Poulet en novembre 2011