Marie Aerts, jeune artiste de 27 ans, au travail prometteur, s’attaque avec sa série des hommes sans têtes, en première instance, à la notion d’uniformité, à la notion de l’identité, de la reconnaissance, au statut iconique de la visagéité. L’art du portrait marque l’histoire de l’art. L’identité n’est-elle pas la part maudite de l’homme occidental ? Mais en seconde instance, pose métaphoriquement la question du genre tissant avec cette série de dessins représentant les armes à feu que nous propose aussi Marie Aerts ?
Curieux personnages que ceux présentés par Marie Aerts, tous uniformément habillés de costumes noirs. Ils semblent surgir d’un tableau de Magritte, à une différence près, au lieu de porter ce fameux couvre-chef, un chapeau melon, signature immédiatement reconnaissable du peintre belge, les personnages de Marie Aerts sont privés de têtes. Acéphales, ils nous plongent dans une inquiètante étrangeté pour reprendre les termes de Freud.
Nous sommes dans
l’impossibilité de les identifier, privés qu’ils sont de signes de
reconnaissance, de caractéristiques particulières… Une négation de la fiche
anthropométrique de police, de la carte d’identité, du passeport, de tout ce
qui réclame, peu ou prou, un signe de reconnaissance, une particularité, le
fameux signe particulier. Prenons cette photographie réalisée par Marie Aerts
aux fameux studios Harcourt. Ces studios sont célèbres par le nombre de
portraits de stars réalisés, avec comme signature, toujours ce même décor, ce
même traitement, qui transforment le portrait en icone. Ce régime de traitement
iconique finit par dépersonnaliser le sujet, toujours la même pose,
interchangeable. Deleuze et Guattari parlent de machine abstraite de visagéité
qu'il décrivent comme un système trou noir-mur blanc.
" Le visage n'est
pas une chose donnée, mais une réalité volatile et éphémère, une variation
infinie, à partir des éléments de la tête et en fonction des situations
(notamment de pouvoir)"
André Rouillé "La
photographie"
Marie Aerts, nous
présentant là un « anti-portrait », s’attache à l’histoire de l’art.
Vers la fin du 14ème siècle, L’image sort d’être tributaire d’un
sens préétabli, en l’occurrence, le religieux. L’image montre ce qui est et se
détache d’un système symbolique pour intégrer le réel. Le portrait apparait
donc à cette période. Un portrait individualisé et non iconisé, il suffit de
penser à Van Eyck ou Campin. Avec la Renaissance, l’individu prend sa place.
« A partir du milieu du 15ème siécle,
le mouvement est irréversible : le monde individuel et les individus
humains en particulier s’introduisent massivement dans la représentation
picturale. Ils ne la quitteront pas avant la fin du 19ème
siècle »
Tsevtan Todorov in « La naissance de
l’individu dans l’art »
Marie Aerts vient ici marquer un changement de
régime : de l’individu des temps modernes à l’anonymat libéral.
Comment distinguer un
mouton d’un autre dans un troupeau ? Cette question n’est pas anodine.
Seul le berger peut y répondre, à force de connaissance de son troupeau ! A cet instant, Marie Aerts nous mène vers une
autre histoire, le mouton de Panurge. La proposition piège de Marie
Aerts, finalement, pourrait se résoudre avec aisance. Identifier le
berger :. « Big Brother », le pouvoir non-identifiable du
capitalisme post-moderne ?
En première lecture, l’artiste
nous renvoie à des périodes sombres de notre histoire: les totalitarismes où
une masse informe surgit peu à peu de nul part et s'incline devant le leader
devenu icone pour cette masse. Icone, objet impalpable, vers laquelle tous se tournent.
« Pour expliquer le visage, il faut donc revenir
sur les contenus et expression qu’il met en résonance, mais aussi sur les
forces centrifuges et centripètes qu’il requiert, c’est-à-dire sur les
dynamismes intensifs qui le traversent. Fermé sur son agencement molaire
territorialisant (devenir une personne, avoir l’air de…), le visage est
également traversé de forces intensives déterritorialisantes »
Anne Sauvagnarge in "La visagéité"
De la disparition du
visage à l’incorporel, il n’y a qu’un pas, un fil ténu à franchir. Marie Aerts
se place aussi sur le terrain de la « Vanité », l’homme sans tête,
l’homme sans vanité, inexistant. Un crâne reste un crâne, marque une limite
temporelle à la vie dans sa symbolique première. L’artiste, comme nous l’avons
vu précédemment, nous amène à réfléchir sur la notion du portrait, art réservé
à l’origine aux grands de ce monde, tentative éperdue de dépasser le temps, de
survivre à sa mort. Mais la disparition est inéluctable… Autant pour les grands
que pour les petites gens…. Même destin indépassable. Ironie, inanité de
l’identité dans ce port si précieux,, dans la visagéité… Ainsi se pose la
question, l’identité est-elle la part maudite de l’homme ? Ne parle-t-on
pas de conflits identitaires ? De délit de faciès ? De la classification
sociale, les gens aisés sont toujours beaux, qu’en est-il du sdf qui porte
les stigmates de son quotidien dans les rides, les meurtrissures de son visage…
Envisager un homme sans tête nous interroge donc sur cet aspect sous-jacent. Le
visage repoussé comme prémisse à l’égalité …
Armes, flingues,
calibres, un univers peu féminin a priori. Un univers généralement réservé aux
hommes… Mais les armes sont-elles l'apanage de l'homme où viennent s'exprimer
les attributs de sa masculinité, dans ce canon phallus tendu à l’excès ? Une
constante aussi, ces armes sont faites pour blesser, tuer, assassiner de façon
légale, l’armée ou la police ou illégale, braquages à main armée, guérilla,
armes des tueurs. Dans une série de dessins monochromes, aux traits précis,
maitrisant les nuances de gris, Marie Aerts passe en revue toute série d’armes.De
celle-ci, elle désamorce le principe et l’objet de la production de chacune
d’elle. En effet, elle les vide de leurs contenus et de leur destination
finale, elle les castre symboliquement en quelque sorte.
En effet, chacune de ces armes apparait sans son
chargeur ou barillets qui stockent les projectiles. Elle les neutralise,
virtuellement dans ses dessins, les faisant disparaitre. Ils deviennent alors
inoffensifs, inutiles, sans cette étrange saveur de tenir la vie de quelqu’un
au bout d’un calibre. Elles deviennent caduques, déchargées de toute fonction
létale. Mais n’en restent pas moins des symboles avec lesquels l’artiste joue
non sans innocence.
Valie Export "Genital Panik" |
Osons une hypothèse à partir de la fameuse photographie de Valie Export. Celle-ci rejoint à sa manière, la série des hommes sans têtes. Chez Valie Export, il y a une revendication féministe, n’hésitant à affirmer celle-ci, de façon agressive, telle cette arme braquée vers le regardeur, protectrice face à sa féminité, mais aussi menaçante, face à une éventuelle violation de son intégrité. Il n’est pas anodin que Valie Export se mette à escient dans une posture masculine qui exhibe ses attributs. De l’identitaire encore avec certaines œuvres de Marina Abramovic où des photographies de familles en armes et en uniformes.
Quelle ou quelles
fonctions peuvent donc avoir ainsi neutralisée toutes ses armes
présentées ? Il faut aussi préciser que ces armes possèdent pour la
plupart une histoire, des mythologies étroitement liées à elles ; la
Kalachnikov, l’arme du révolutionnaire, le magnum, l’arme du flic, le Mauser,
l’arme de l’armée allemande… Une arme sert de protection mais le plus souvent
sert à une notion d’agression, liées à des notions de territoires donc in fine
d’identité. Défendre une communauté, conquérir une terre… Ces armes pénètrent
notre inconscient collectif.
Mais Marie Aerts ne fait
pas que jouer avec cet inconscient collectif. Elle n’est pas dupe du pouvoir de
séduction, de puissance qu’exercent en nous cet attirail guerrier, bien sûr
mais elle les manipule d’une façon, plus subtile. L’arme devient ici la
métaphore du sexe, sans faire de psychanalyse sauvage, il est évident que le
canon tient du symbole phallique par excellence, supprimant les barillets ou
chargeurs, elle prive du projectile pouvant atteindre sa victime. Le projectile
pouvant être assimilé au sperme déchargé, mot proche de l’acte de décharger un
calibre, comme de défourailler aussi. Elle prive l’homme de sa puissance. Mais
cette hypothèse n’apparait que trop simpliste, les chargeurs, les barillets ne
renvoient-ils pas à la béance du sexe féminin, à cette « plaie »
portée par la femme ? Elle inverse aussi la proposition lacanienne que la
femme est un homme sans phallus.
L’arme dont le canon est tourné vers soi, la gâchette à l’envers ne renvoie-t-elle pas au-delà de l’utilisation suicidaire, hypothèse trop simpliste, à une forme d’auto-érotisation, d’auto-sexualité, de sexualité autre ? De justement faire disparaitre l’identitaire : ne serait-elle symboliquement un appel à dépasser le genre, l’identité, pour passer dans l’ordre du transgenre : un mode ne revendiquant plus l’identitaire mais la multiplicité des possibles ?
« …C’est
en ce sens que nous pensons que notre travail est un méta-art corporel. D’une part, il se fonde sur les discours
sociaux et philosophiques élaborés en France dans les années 70, dont la
radicalité n’a pas été surpassée mais qui sont généralement évacués par le dit
art technologique des années 80 et 90 dans un mouvement de marche arrière, où
le technologique pulvérise le social. D’autre part, nous nous interrogeons sur
un passage longuement préparé, phantasmé et mythifié par les strates
technologiques dominantes, notamment sur cette course vers un corps post-humain. »
Klonaris /Thomadaki " Un méta-art corporel, entretien avec Jacques Donguy
Klonaris /Thomadaki " Un méta-art corporel, entretien avec Jacques Donguy