Léon Riesener (Portrait de Delacroix les mains levées, 1842, daguerréotype, 5.4x4.1cm, ©Petit Palais / Roger Viollet). |
Le photographe Mohammed Bourouissa, né à Blida en 1978, fréquente, revisite avec assiduité la peinture dans ses photographies; Le Caravage, Géricault, Piero della Francesca. Les relations entre le photographe et la peinture ne vont pas sans la part d’une certaine ambigüité. Mais la grande affaire qui préoccupe le photographe semble être Delacroix qui l’inspire particulièrement. Bourouissa : un photographe de la citation ?
La photographie peut être considérée comme un art transversal. En effet, la faculté de s’approprier, définir ou redéfinir, ce médium à l’aune d’autres champs artistiques, le pouvoir de reproductibilité en font un art particulièrement capable de s’adapter, d’absorber ces autres champs, de les intégrer dans un processus historique et/ou citationnel. Ces facultés, ces capacités inhérentes à la photographie ne présentèrent pas, loin sans faut, toujours une évidence pour tous, surtout à son apparition. Ces facultés furent amenées à se développer avec l’histoire et la pratique de ce médium, sommes toutes, relativement neuves.
Nous ne présenterons pas Eugène Delacroix, peintre de la première moitié du 19ème siècle dont l’œuvre est mondialement connue. Il s’agira plutôt, ici, d’esquisser principalement des hypothèses sur les interactions que peuvent entretenir les œuvres du peintre avec les photographies de Mohamed Bourouissa, d’évoquer aussi de façon plus succincte ses relations avec d’autres peintres, sous les hospices de ce pouvoir transversal.
Les balbutiements de la photographie, par l’intermédiaire du Daguerréotype, sont contemporains du vivant de Delacroix. Les réactions face à ce nouveau médium ne firent pas attendre. Nombres d’artistes de cette période voient ce progrès d’un mauvais œil et ne considèrent pas alors la photographie comme un art à part entière. Il suffit de lire, par exemple, les anathèmes lancés par Baudelaire contre celle-ci : « la plus mortelle ennemie de l’art » ne déclare-t-il pas dans « le public moderne et la photographie » parus lors du salon de 1859 ?
« Même si Delacroix a toujours observé une attitude bienveillante vis-à-vis de la photo, s’il a dessiné d’après des épreuves photographiques qu’il a réalisé en collaboration avec Daniel Durieu, il n’imagine guère qu’elle puise relever de l’art » André Rouillé in La photographie.
Rappelons les reproches imputés à ce médium lors de son apparition et de son développement.
Le premier et non des moindres concerne la question du simulacre ; la photographie ne reproduit pas l’objet (tel qu’il est) mais son apparence. Mais son apparence cherche à atteindre l’objectif d’être indiscernable. Condamnation à la dissemblance, donc : déformer l’objet tout en se faisant passer pour lui.
Donc, l’un des reproches surgit directement des préceptes platoniciens : ressembler veut dire ne pas se confondre avec l’objet, l’art se doit à l’inexactitude. Il est le résultat des infidélités voulues et au sacrifice des apparences.
« l’infirmité de la photographie est paradoxalement sa trop grande force de précision et de justesse, elle offusque et fausse la vue, elle menace l’heureuse impuissance de l’œil d’apercevoir les infinis détails »
« Pour le peintre, imiter, consiste surtout à s’élever du monde sensible au monde des idées et ressembler diffère d’un fait matériel »
Eugène Delacroix « Journal »
Ce à quoi, Bourouissa répond par ce travail de mise en scène qu’il élabore dans le choix de ses sujets photographiques. Choisir, disposer, mettre en scène, implique la concentration, d’abord du concepteur, puis du du regardeur, qui focalise sur la scène et non sur les détails. Bourouissa n’imite pas, il reconstruit. Les jeux de regards, fortemment appuyés chez le photographe y contribuent, et éliminent la notion de hors-champs, du détail, de la précision, il faut préciser que Bourouissa ne joue pas de l’artifice du flou et présente une image nette, presque policée, qui font apparaitre les détails. Mais ceux-ci deviennent secondaires. L’attention se porte sur le sujet.
courtesy@mohammed Bouroussa |
Selon lui, « le Daguerréotype est plus que le calque, il est le miroir de l’objet, qu’une copie, fausse en quelque sorte à force d’être exacte ». Là encore, surgissement d’une vision platonicienne..
Ici, intervient le second reproche, la notion sacro-sainte de sacrifice chère à la peinture classique. La photographie, par la captation des détails, ne sacrifie pas et enregistre tout. Il n’y a pas de hiérarchisation dans les choix. Ce à quoi s’opposent les peintres qui pour eux cette notion de sacrifice est primordiale. La peinture est d’abord un art du choix.
« Inflexible perspective qui fausse la vue des objets à force de justesse, à sa prétention à tout rendre, avec la photographie, l’accessoire est aussi capital que le principal »
« Quand un photographe prend une vue, vous ne voyez jamais qu’une partie découpée d’un tout. Le peintre travaille par addition, le photographe par soustraction. Il découpe la continuité du visible, le reflet n’apparait que comme le reflet d’un tout. »
Delacroix « journal »
Ironie de Bourouissa ? L’une de ses photographie s’intitule justement le reflet.
(Eugène Durieu, Nu féminin assis sur un divan, la tête soutenue par un bras, planche XXIX de l'Album Durieu, papier salé verni d'après négatif papier, 14x9.5cm, ©BNF) |
Les diatribes sur ce nouveau médium fusent donc.
Cette série de reproche donnera d’ailleurs lieu à un mouvement photographique : le Pictorialisme, avec pour but ; la tentative d’ériger la photographie comme un art à part entière et capable de rivaliser avec la peinture sur son propre terrain. Depuis, les données ont changées et la photographie est bien reconnue comme un art à part entière.
L’importance du hors-champ, des focales, l’usage de la profondeur de champ, à mesure des progrès, de l’évolution technologique de la photographie et de ses deux composantes : l’optique et le support, impliquent justement à ce que les photographes fassent un choix. Alors, il apparait nettement que l’accessoire n’est plus aussi capital que le principal.
Bourouissa, photographe contemporain, mais aussi vidéaste, n’est pas sans ignorer ces reproches historiques et y apporte des réponses originales, se positionnant d’emblée dans le champ de l’histoire Il détourne les argumentaires négatifs fait à la photographie, en joue, ou plutôt les déjoue d’une habile façon et entretient avec ses modèles, un dialogue fécond. L’une de ses réponses est donc, comme nous l’avons vu précédemment, le travail de mise en scène mais aussi l’évacuation du hors-champ. Bourouissa nous situe d’emblée dans le sujet.
courtesy@mohammed Bouroussa |
S’inspirer de Delacroix, une position paradoxale ?
Pas tant que cela. Bourouissa fait partie de la « photographie plasticienne » pour reprendre les termes de Dominique Baqué, voire d’une approche conceptuelle de la photographie. Usage de la mise en scène, de la théâtralisation, influence du cinéma et de la photographie documentaire en quête de témoignages de son environnement, d’un milieu social, d’une récurrence de sujets.
courtesy@Mohammed Bourouissa |
Pour citer Dominique Baqué, Bourouissa pourrait se définir dans cette lignée de photographes.
« Ne pas déplorer la perte du grand art, mais l’intégrer dans une entreprise de reconstruction critique de la peinture, qui va s’articuler autour de la photographie comme médium »
Delacroix, ainsi que Géricault peuvent être défini comme peintres d’histoire. Bourouissa, dans l’une de ses photographies, reprend, s’inspire, plus exactement, de « La liberté guidant le peuple » de Delacroix. Au-delà de la thématique, toujours d’actualité, rapports de pouvoirs, prise en main de son destin. Une obsession revient sans cesse, celle de l’immigration. Bourouissa n’incite-t-il pas à un jeu d’aller-retour entre Orient et Occident ? , Delacroix est un peintre attiré par l’orient. Un orient souvent fantasmé en direction d’un public friand d’exotisme. L’Algérie vient à peine d’être conquise par le général Bugeaud. Il suffit de penser au tableau « La mort de Sardanapale » par exemple, ou aux « odalisques ».
Bourouissa vient briser le mythe, mais prend en charge le cours d’une l’histoire souvent tragique par cette filiation qui le conduit de l’orientalisme de Delacroix aux cités urbaines.
Le photographe parcourt les conséquences lointaines de ces conquêtes ; immigration, création des cités où sont, la plupart du temps, parqués ces enfants issus de l’immigration. Quels contrastes alors s’offrent avec ces peintures.de couleurs vives, avec ce monde presque idyllique, aux farouches cavaliers, aux beautés des harems. avec celles de Bourouissa, aux horizons bouchés par les barres d’HLM, dans cette promiscuité, cette vacuité émanant des adolescents vivant dans ces cités. Mais les images de Bourouissa, à l’instar de celle de Delacroix, se détournent, deviennent aussi, en quelque sorte aussi artifices, théâtralités, jouent aussi sur des fantasmes bien contemporains, celui de l’ « homo citéum ».
D’un point de vue formel, Bourouissa, comme chez Delacroix, scande aussi la vivacité des couleurs, tenues de sports aux couleurs vives, il s’avère coloriste.. En opposition aux mouvements induits dans les tableaux de Delacroix, Bourouissa impose une image apparemment figée mais qui reprend à son compte les lignes directrices, souvent sinueuses des structures de Delacroix.
Les scènes de groupes viendraient plutôt s’inspirer, elles, de Géricault. Il revient aussi sur cette sacro-sainte notion de sacrifice tant reprochée à la photographie en jouant sur les perspectives avec lesquelles il triche volontairement, influence de Piero della Francesca ? Nous présentant à la fois une image presque froide . .
Cette « reprise » qui pourrait s’interpréter comme un immense pied de nez à l’un des plus grands peintres du XIX ème siècle qu’il admire.
courtesy@Mohammed Bourouissa |
Mais Bourouissa ancre aussi son travail dans une théâtralité, une mise en scène qui dépasse la photographie document mais renvoie au manque de sacrifice reproché par les peintres à la photographie.
« La photographe prend, le peintre compose. La toile est une totalité, la photographie n’est qu’un fragment. »
André Rouillé in La Photographie
par Valéry Poulet