L’Histoire de l’Art recèle de nombreux
peintres d’Histoire, de scènes de guerres ; nos journaux pullulent de
photographies esthétisant nos guerres actuelles. Mais quelle est la place des
artistes d’aujourd’hui ? Peut-on parler
« d’artistes engagés » ? L’œuvre d’Emeric Lhuisset met en
exergue ce questionnement.
Des Beaux-Arts de Paris aux terrains
de la guerre ; parlez-nous de vos premiers pas artistiques…
Je me suis toujours intéressé aux éléments historiques qui marquent les
changements de nos sociétés, ainsi qu’à l’ailleurs à travers les cartes…
Pourquoi tel ou tel évènement a-t-il pu avoir lieu à ce moment donné dans
ce lieu ? Quels en sont les déclencheurs ? Comment sur place dans
l’instant, la situation est-elle perçue par la population et les protagonistes
de l’évènement?
Pour tenter de comprendre toute ces questions, je me suis donc naturellement
tourné vers la géopolitique, développant tout un protocole d’étude ;
allant d’étude théorique, de collaboration avec des chercheurs, jusqu’à un
travail de terrain assimilable à un travail anthropologique.
Mon moyen d’expression privilégié étant l’art (c’est celui que je
maitrise le mieux, qui me semble offrir le plus de libertés et a l’avantage de
laisser libre cours à l’imaginaire de chacun), j’ai cherché à retranscrire ces
études à travers une production artistique.
Le conflit étant au cœur de beaucoup de
problématique géopolitique, je m’y suis naturellement intéressé. De plus le
conflit étant très présent dans nos sociétés (occidentales) à travers jeux,
films, news… il est difficile de passer à côté, pourtant l’image qui nous en est
offerte en est extrêmement caricaturale, il m’a donc semblé légitime et important
de s’interroger sur ces représentations.
Lorsque je suis rentré au Beaux-Arts, j’avais déjà une approche qui
allait plus ou moins dans ce sens (même si elle était encore à ses balbutiements)
et j’avais déjà travaillé dans des zones de guerre.
American suburb@Emeric Lhuissiet
Lambda Durst, 120 x 90 cm
Irak, 2010. |
. Si vous deviez choisir, quelle serait
l’œuvre la plus emblématique de votre travail ?
Mon travail est un tout, il y a naturellement des œuvres que je préfère,
mais je ne pense pas avoir une œuvre plus emblématique qu’une autre.
. Revenons sur votre travail photographique…
Comment le définiriez-vous ?
Je définirai mon travail photographique au même titre que mes autres
projets, comme une retranscription plastique d’analyses géopolitiques.
Théâtre de guerre@Emeric Lhuissiet
photographies avec un groupe de guérilla Kurde Iranien
Lambda Durst, 170 x 115 cm
Irak, 2011 – 2012.
|
. Comment parvenez-vous à vous insérer
dans le jeu social du théâtre de la guerre sans poser l’hypothèse à priori de
sa transformation ? Quelle est la place de la temporalité dans votre
processus ?
Le processus d’intégration est effectivement extrêmement important, il
est dû à un long travail sur place (parfois plusieurs années) avec les
combattants pour gagner leur confiance et briser la barrière qui nous sépare. Par
ailleurs lorsque je présente mon travail et explique que je suis artiste, ça
suscite beaucoup d’étonnements et de curiosité de la part ces derniers (les
artistes sur les zones de guerre sont assez rare, voire inexistant).
Il est alors très important qu’ils comprennent mon travail et où je veux
aller.
Ces combattants deviennent ainsi progressivement des amis qui m’aident à
réaliser des projets que l’on construit ensemble, il est très important pour
moi qu’ils participent au processus créatif aussi bien en terme de réflexion
que de réalisation.
Dans mon approche sur la représentation des conflits, j’essaye d’être
symptomatique de la période dans laquelle on est c'est-à-dire une période de
transition entre le reportage de guerre classique et le combattant équipé d’un
téléphone portable, qui devient lui aussi rapporteur d’images ; images
qu’il va alors diffuser lui-même via internet.
Et en même temps, je tente de questionner cette représentation au regard
de l’histoire.
Dans le projet Théâtre de guerre, je crée des mises en scènes
volontairement très maniérées afin de trahir le procédé et de questionner sur
la théâtralisation de l’image de conflit. L’on est ici avec de vrais
combattants, sur une vraie zone de guerre et pourtant nous sommes dans une mise
en scène mais qui pourrait très bien ne pas en être une, quelle est alors la
part du réel dans ces images ?
Théâtre de guerre photographies avec un groupe de guérilla Kurde Iranien Lambda Durst, 150 x 112,5 cm Irak, 2011 – 2012. |
. Etrangement la scénarisation de vos
photographies « floue » l’aspect culturel. Est-ce pour tourner en
dérision la tragédie guerrière et/ou créer une sorte d’allégorie poétique de la
guerre ?
Cette scénarisation des photographies dans la série Théâtre de guerre
est destinée à donner à voir la question de la mise en scène dans l’image de
conflit et notamment à travers la création d’image que j’appellerais
« icône ». En effet, ces images « icônes » qui à elles
seules représentent un conflit sont très souvent des mises en scènes ; je
pense notamment au drapeau américain sur la colline après la bataille d’Iōjima
ou celle du drapeau soviétique sur le Reichstag, mais aussi à la polémique sur
la photo de Capa avec ce soldat fauché par une balle pendant la guerre
d’Espagne ou plus proche de nous les images les plus célèbres de la guerre en
Irak (chute de la statue de Saddam Hussein, puis sa capture et images de la
prison d’Abou Ghraib).
Dans cette série Théâtre de guerre, je donne à voir un phénomène plus
qu’un conflit.
Après il est clair qu’il y a une recherche d’esthétisme dans cette série,
mais elle me semble ici importante (comme dans le reste de mon travail) car
c’est cette dimension esthétique qui va attirer l’œil du regardeur, tel un
piège dont Louis Marin nous dit qu’il est « d’autant plus efficace qu’il
n’apparaît point tel » et l’amènera ensuite à s’interroger ; un peu à la
manière du Dormeur du val d’Arthur Rimbaud.
. Comment sont perçues vos œuvres, votre
démarche dans ces pays ?
Il est pour moi important lorsque je travaille avec un groupe, qu’ils
aient parfaitement compris mon travail et sache ou je veux en venir.
En Irak (pays où j’ai beaucoup travaillé), je sais par exemple qu’il est
suivi avec intérêt par de nombreuses personnes.
Lorsque que je travaille dans tel ou tel pays je discute longuement des
projets que je veux faire avec mes amis sur place afin que mon travail ne soit
pas seulement pertinent en Occident, mais aussi dans le pays où je l’ai
réalisé. Bien souvent les gens sur place perçoivent des dimensions de mon
travail qui ne sont pas perceptibles en occident, car je fais référence à tels
ou tels éléments de leur culture et inversement. Chacun a sa propre grille de
lecture, sa propre perception en fonction de sa mythologie personnelle,
comme disait Baudrillard.
. Quels sont vos projets à venir ?
Je suis actuellement en train de terminer la post production d’un projet
vidéo que j’ai réalisé en Syrie en août 2012 où j’ai filmé 24h de la vie d’un
combattant de l’Armée Syrienne Libre dans la province d’Idlib et d’Alep.
Interview par Madeleine Filippi
Commissaire d'exposition - Rédactrice en chef revue Diapo